Saguenay - Quand la mémoire d'une région s'éteint...
Voilà deux semaines à peine, Lise Bissonnette, la présidente-directrice de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec, devant la toute grande presse saguenéenne, rappelait l'importance de conserver les archives du milieu des affaires et de l'industrie pour préserver la mémoire du peuple québécois. À juste titre, l'ancienne directrice du journal Le Devoir, déplorait la dilapidation de pans entiers d'un fabuleux patrimoine documentaire, notamment celui de l'industrie, la grande autant que la petite. Madame pressait le pas pour qu'on s'y intéresse comme il est d'usage dans toute société en marche. Avec célérité, la marraine de la Bibliothèque nationale —qui nous a déjà coûté un bras et qui a eu la bonté de nous laisser le second, mais pas pour longtemps à ce que l'on peut voir avec ce qui suit !— pointait d'un doigt accusateur nos décideurs publics, nos affairistes et nos industriels pour qu'ils prennent enfin conscience de ce coulage honteux aux conséquences inimaginables pour notre devenir le plus prochain.
Nul n'est sans savoir que la conscience sans connaissance du passé n'est qu'un jour sans lendemains. Elle est comme un navire sans gouvernail ni capitaine. Ceux qui y prennent place naviguent sur un vaisseau fantôme démâté qui a cassé son gouvernail. Il ne sait plus son port d'attache. Il a perdu l'idée de son voyage. Il n'a plus pour maître que les éléments. Sa fin est écrite, mais il n'y aura, hélas ! personne pour graver son épitaphe ! Malheur à cet équipage !
En effet ! Le problème qui percute déjà les Saguenéens ne date pas d'aujourd'hui. Voilà quelques années, en 1984 pour être plus précis ; lorsque j'ai entrepris d'écrire l'histoire de ma municipalité, Sainte-Anne de Chicoutimi-Nord, qui est une des plus vieilles localités du Saguenay (fondée en 1843), j'ai eu l'opportunité de consulter les copieux fonds d'archives de la Compagnie Price. Un incontournable par où passe l'histoire de notre bon peuple et de notre pays, l'imaginaire et le souhaité autant que le réel. Dix ans plus tard, lorsque la Compagnie passa l'arme à gauche pour se fusionner dans la Compagnie Abitibi pour former l'Abitibi-Price, j'ai dû retourner dans le fonds —maintenant microfilmé— des archives de feue la Price Brothers & Co. pour compléter certains dossiers et pour découvrir, Ô horreur ! que la plupart des belles pièces n'y étaient pas et qu'elles avaient été détruites (sans doute parce que trop compromettantes). C'est là que j'ai senti toute l'importance de sauver les pièces qui me passaient par les mains, de sauver l'idée même du vrai pays.
Cela dit, la semaine dernière, par la plume de son journaliste Denis Villeneuve, l'hebdomadaire saguenéen Progrès-Dimanche faisait état des problèmes sans noms que traverse ces jours-ci la Société historique du Saguenay, soit dit en passant la plus importante du genre au Canada. Fondée en 1934 par Mg Victor Tremblay et un groupe de bénévoles, cette institution de grand renom qui a eu son heure de gloire et qui vit sur du temps emprunté, est entrée dans sa phase terminale. Ses locaux, qui occupaient jadis une partie du deuxième étage du Pavillon Sagamie, se sont rétrécis comme une peau de chagrin : les ordinateurs sont empilés les uns sur les autres, la riche bibliothèque, l'orgueil de notre région, a été enfouie dans des boîtes où la moisissure et l'infection sévissent, et les archives se promènent d'un local à l'autre sans ménagement, selon les besoins des propriétaires du Pavillon Sagamie, pourtant les fondateurs de l'Université du Québec à Chicoutimi !
Bref, si aucune mesure énergique n'est prise d'ici peu, il faut dès lors imaginer qu'une perte irréparable de notre patrimoine archivistique, culturel et historique est en train de se fabriquer sous nos yeux. Ce triste constat établi, il nous reste à voir si nous avons décidé de vivre malgré tous les malheurs qui nous affligent, en tant que région abusivement dite de « ressources », ou si nous acceptons de finir comme la tourte d'Amérique.
Dans ces circonstances où le temps nous est compté, je ne peux m'empêcher de demander, à ceux qui ont déchiré leurs chemises sur la place publique dans leur médiatique contestation du déménagement du monument Price, à Chicoutimi, pourquoi ils ont déserté leurs tribunes et pourquoi ils n'en mettent pas tant pour sauver un monument qui porte en lui la trace de leur propre peuple ? Mais où ils sont ces criards et ces universitaires, alors que l'histoire et la mémoire, qu'ils ont si bruyamment évoquées pour un monceau de pierres égrémies, ont besoin de leur charisme ? Le temps n'est-il pas plus à-propos aujourd'hui de se vouer à la défense du bien public, bien que l'actuel dossier de la SHS soit moins glorieux et moins utile à mousser leur propre mémoire ?...
Russel Bouchard
Lettre adressée au journaliste Denis Villeneuve
et publiée dans Le Progrès-Dimanche de ce 26 novembre 2006, sous le titre : « La SHS, ce grand malade qui s'ignore... Quel désastre ! »
Chicoutimi, le 19 novembre 2009
Bonjour Denis,
Je suis heureux de voir que tu étais sur la touche à propos de la douloureuse agonie de la Société historique du Saguenay. S'il y en a qui ont peur de réagir, moi pas ! Cette situation est d'une tristesse telle qu'on en est rendu à se demander si on ne devrait pas partir à notre tour de ce mouroir qu'est devenu le Saguenay. La Mémoire, c'est le dernier fil, l'ultime lien qui accroche une société, quelle qu'elle soit, à la vie. Passé ce seuil, c'est la mort cérébrale qui annonce la mort clinique.
Ce que dit ce matin le président de la SHS dans la foulée de ton papier, m'apparaît des plus inquiétants et se révèle très loin de la réalité. Comment trouver le juste remède à une malade en phase terminale qui dit ne pas être malade ? Dans le contexte actuel, je ne vois pas cette lueur d'amélioration que dit voir M. Beaulieu. N'eut été des bénévoles et de la directrice (Louise Bouchard) qui tiennent à bout de bras la revue Saguenayensia, la Société historique serait morte à l'heure qu'il est. Ces derniers ont toute ma sympathie et ma reconnaissance. Ils font tenir un radeau à la dérive avec de la broche à foin et des bouts de ficelle usée. Si le CA de la SHS a une carte cachée comme le laisse présager l'entrevue que tu as donnée à son président, qu'il l'expose publiquement pour qu'on en juge, et on verra bien ! Dans le contexte où je suis quotidiennement confronté à la décrépitude endémique et récurrente de la SHS, ce n'est pas la lecture que j'en fais. Mais alors là pas du tout ! C'est même tout le contraire ! C'est la descente vers l'abîme...
Pour t'illustrer le problème, je ne te parlerai pas du cas de la direction, puisqu'elle n'est que partiellement responsable de cet état lamentable de l'institution placée sous sa gouverne (mais responsable tout de même puisque c'est elle qui prend les ultimes décisions et qu'il y a eu, l'an dernier, une série de démissions inexpliquées) et que je ne suis pas informé de ses décisions ! Je te parlerai simplement de moi, l'historien et chercheur qui détient sans aucun doute l'un des fonds d'histoire privés les plus importants du Québec. En tout, 135 caisses de dossiers d'archives et d'histoire facilement consultables et rangés avec un soin méticuleux. À cela, il faut ajouter toute ma correspondance des 35 dernières années (des milliers de lettres) ; mon journal intime qui compte tout près de... cent volumes de 96 pages l'unité (la mémoire d'un pays à lui seul) ; des milliers de photographies, uniques ; et une bibliothèque passablement complète, dont le livre le plus ancien remonte à 1689.
Il y a quelques années (début 1990), quand cette jeune équipe de bénévoles a pris la relève, encouragé que j'étais par ce vent de renouveau qui soufflait, j'ai décidé de coucher la SHS sur mon testament, moyennant quelques conditions très élémentaires et qui se résument à peu-près à ceci : 1- que la SHS soit en mesure de conserver adéquatement ce patrimoine ; 2- qu'elle soit en mesure d'en dresser un inventaire soigné ; 3- et qu'elle puisse les mettre à la disposition des chercheurs dans un délai raisonnable. Il y a quelques jours, après avoir vu l'ampleur de cette déchéance, j'ai décidé de revoir mon notaire pour changer mon testament. Dans les circonstances, j'envisage maintenant de confier mon fonds et mes collections soit à la Grande Bibliothèque Nationale à Montréal, soit à Ottawa. Aussi bien dire à des pays étrangers. C'est dire tout mon désarroi !
Si cette lettre peut aider à corriger positivement la situation, je t'autorise à publier la présente, en partie ou en totalité. Mon souci n'est que d'aider. Merci d'avoir pris le temps de me lire.
Russel Bouchard
Historien