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La statue du général sudiste Robert E. Lee, déboulonnée et enlevée de son socle en Nouvelle-Orléans, le 19 mai 2017 |
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« Tous les documents ont été détruits
ou falsifiés, tous les livres récrits, tous les tableaux repeints. Toutes les
statues, les rues, les édifices, ont changé de nom, toutes les dates ont été
modifiées. Et le processus continue tous les jours, à chaque minute. L’histoire
s’est arrêtée. Rien n’existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a
toujours raison. »
George
Orwell, 1984, Partie II, chapitre 5
Le passé des hommes est une tragédie qui n’a pu être évitée, et le
présent une tragédie qu’il faut s’efforcer d’éviter. Ce qui reste après tout
événement, si dramatique, si douloureux, si puissant soit-il dans l’ordre des
choses, c’est l’idée que nous nous en faisons, la manière que nous prenons pour
l’expliquer et le soin que nous y accordons pour ne pas le faire sombrer dans
l’oubli. Et pour pouvoir y arriver, il faut être capable d’entendre battre le
cœur des hommes et des femmes qui les ont incarnés. Comment peut-on juger d’une
cause si l’une des deux parties empêche délibérément des témoins oculaires de
comparaître sous quelque prétexte que ce soit ? Car la grandeur des héros qui
ont marqué l’Histoire, ne peut être mesurée qu’à l’aune des tyrans qui ont
tenté de l’assassiner ! Détruire la statue d’une figure historique parce qu’elle
dérange le regard des gens vertueux d’aujourd’hui, c’est aussi conséquent que
de soustraire, au regard de la justice, des pièces à conviction retrouvées sur
la scène d’un crime. Casser une plaque historique, parce qu’on y retrouve
subitement des mots qui heurtent les âmes sensibles, c’est aussi inconcevable
que de maquiller un document authentique en y effaçant des mots et des phrases
pour en trafiquer le sens.
La mémoire assassinée
Les monuments anciens sont des œuvres artistiques et ne doivent avoir
aucune autre fonction que symbolique et esthétique. En cela, ils marquent des
temps d’arrêt dans la civilisation qui les ont érigés, témoigent des époques
auxquelles ils sont associés et permettent de mesurer le chemin parcouru dans
les chapitres controversés de l’art, de la culture et de l’histoire. Tenter de
leur faire dire autre chose relève de la supercherie !
Comment interpréter les actions concertées des maires des localités
américaines de Charlottesville (Virginie), Baltimore (Maryland), Lexington
(Kentucky) et Durham (Caroline du Nord), qui ont autorisé sinon encouragé le
retrait des monuments élevés à la mémoire de l’armée sudiste, alors que
d’autres magistrats continuent de fleurir les monuments des généraux et des
soldats de l’armée nordiste pourtant coupable d’avoir commis les mêmes
atrocités et les mêmes crimes contre l’humanité ? Que penser de ces exaltés de
la rectitude historique qui, dans un éclair de génie, réclament le déboulonnage
de la statue de Christophe Colomb sous prétexte qu’il aurait commis des crimes
contre les premiers occupants de l’Amérique ? Quel jugement porter aujourd’hui
sur les soldats fanatisés de Daesh qui ont fait sauter des pans entiers de la cité
antique de Palmyre et saccagé le Musée de Mossoul ?
Quand le peuple Français, écoeuré par les abus du système, a envahi les
rues de Paris en juillet 1789 pour réclamer son dû, il s’est rué au passage et
sans ménagement sur les statues et les monuments personnifiant la gloire, la
tyrannie et la toute puissance de l’Ancien régime. Il a arraché de leurs
tombeaux les dépouilles des rois pour les jeter pêle-mêle dans la décharge
publique, brûlé les œuvres des grands auteurs qui les ont encensés et démoli les
joyaux architecturaux qui marquaient leur grandeur. Et nous avons vu ce qui
s’est passé par la suite : trois années marquées par une Grande Terreur,
la valse des guillotines, l’avènement d’une dictature impériale qui a précipité
l’Europe dans un carnage sans précédent, et un siècle ponctué de révoltes
populaires armées, de guerres fratricides, de souffrances et d’instabilité. Les
choses étant ce qu’elles sont dans cette époque incertaine que nous traversons,
qui osera donc alors s’en prendre au tombeau de l’Empereur trônant à l’Hôtel
national des Invalides, au nom de la souffrance que ce petit bout d’homme a
apporté à la France et à l’humanité dans les années de sa grandeur impériale ?
Savoir lire les
signes des temps
Quand la coalition internationale dirigée par les généraux américains
est entrée à Bagdad, en avril 2003, les militaires, ivres de leurs victoires,
ont entrepris sans plus tarder de tirer au bas de leurs socles tous les
monuments personnifiant le régime de Saddam Hussein. Nous avons vu ce que cela
a donné par la suite : 15 ans plus tard, cette puissance étrangère est
encore là, en train d’essayer de recoller les morceaux de cette civilisation
plusieurs fois millénaire, une force d’occupation totalement impuissante devant
son incapacité de trouver un substitut au tyran qui en avait assuré la cohésion
et la stabilité. Ce qui donna du vent aux rebelles d’Al-Quaïda et favorisa
l’émergence des soldats de Daesh qui se donnèrent comme mission divine de
détruire, pierre par pierre, monument par monument et stèle après stèle tout ce
qui lie l’humanité présente à son passé. Avant eux le déluge ! Les traces du
passé sont une offense à Allah, l’histoire commence et finit là où ces
fanatiques se situent !
Comment les égyptologues auraient-ils pu retracer les 3000 ans
d’histoire de l’Égypte pharaonique s’ils n’avaient pu compter sur les
colonades, les stèles, les statues et les ostrakons qui en pavent le parcours ?
Chaque monument, chaque plaque commémorative, chaque nom de rue, chaque
bâtiment ancien où se sont déroulé des événements importants, sont les
fragments d’un livre d’histoire et appartiennent à un langage qui marque un
temps de passage de l’humanité. En traversant les siècles, les faits
historiques s’altèrent à mesure qu’ils s’éloignent de leur source, se
dénaturent au fil des récits, sombrent dans l’obscurité faute d’avoir été
commémorés. Les monuments sont les témoins les plus authentiques du passé, « d’incorruptibles chroniques que seul le temps efface et
disperse
». «
Là,
point d’interprétations douteuses, l’œuvre s’explique d’elle-même et se manifeste clairement »,
paraphrasent avec beaucoup d’éloquence les auteurs d’une histoire de la
Bastille publiée cinquante ans après sa démolition.
Depuis la fin du régime soviétique en 1989, des
actions similaires se sont produites en Afrique du Sud, dans les pays du
Maghreb, au Cambodge, en Ukraine, en Russie, en Roumanie, en Allemagne, en France,
en Angleterre, au Canada, aux Etats-Unis, au Moyen-Orient, enfin partout où les
croisés de la rectitude en appellent à des changements politiques fondamentaux,
à une modification des comportements et à un nouvel ordre moral. Quel message faut-il
retirer de ce mouvement de folie de masse qui, manifestement, n’a rien de
spontanée et qui s’inscrit dans une logique mondialiste ?
Les monuments sont érigés
en temps de paix et démolis quand l’histoire s’agite. C’est une constante !
Derrière chaque saccage délibéré et consenti des témoins du passé, c’est
toujours le même esprit qui règne ; celui de la rectitude, de l’ignorance, du
mensonge et de la terreur révolutionnaire, les quatre colonnes du socle sur
lequel s’érige la tyrannie. Le message est là, à prendre ou à laisser ! Le
saccage des statues auquel nous assistons aujourd’hui sous les clameurs est un
indicateur des dangers et des défis auxquels nous sommes confrontés. Quand une
époque entreprend de démolir les monuments qui ont un jour glorifié ceux et
celles qui ont fait l’histoire, ce ne sont pas des pierres qui volent en éclats
mais bien l’âme des hommes et des femmes qui l’ont exultée en leur temps. Quand
une société, par paresse, lâcheté ou compromission, en est réduite à cautionner
de tels crimes commis à l’encontre de l’histoire par une phalange des esprits
qui l’agitent, elle accepte de se livrer au boureau qui attend l’ordre d’ouvrir
la trappe du gibet monté pour casser le cou de la Liberté.
Akakia
A.
Arnould, Alboize du Pujol et A. Maquet, Histoire de la Bastille depuis sa fondation 1374
jusqu’à sa destruction 1789, Paris, Administration de Librairie
sur Notre-Dame des Victoires, 1844, vol. 1, pp. 1-2.