260e anniversaire de la bataille de Sainte-Foy, 28 avril 1760
Le chevalier de Lévis, lors de la victoire de Sainte-Foy, 28 avril 1760, dernière victoire des Français en Amérique du Nord |
EXTRAIT de mon livre «Jean-Daniel Dumas, héros méconnu de la Nouvelle-France » (Russel Bouchard)
Avant de capituler sans condition à Montréal le 8 septembre 1760, les Français et les Canadiens se paient une dernière victoire sur les Anglais. La suite sera aussi funeste que honteuse, quand le 8 septembre 1760, Vaudreuil, le seul gouverneur né en Nouvelle-France, capitulera sans condition et dans l'humiliation la plus totale... R.B.
15 septembre 1759 — Le remise de Québec aux Anglais sans combattre et comme s'il eut été d'une ville abandonnée, confine ainsi les Français et les Canadiens à l'état de résidence surveillée. Que reste-t-il du « pays » après un tel fracas ? Pour bien dire, qu'une tranchée grugée par les vagues du Saint-Laurent, entre l'embouchure de la rivière Jacques-Cartier, où tente de se ressaisir la troupe française, et le fort Lévis auquel il faut ajouter le petit poste de La Galette, en aval du lac Ontario.[1] Avec Bourlamaque qui s'est replié à l'île-aux-Noix après avoir fait sauter les forts Carillon et Saint-Frédéric dans la dernière semaine de juillet[2], le cœur de la Nouvelle-France ne bat donc plus que par une oreillette, Montréal, une défense jusqu'ici négligée et méprisée au profit de Québec. Rien d'étonnant, d'ailleurs, à ce que Lévis s'y soit trouvé avec Pouchot pendant le carnage du 13 septembre, occupé qu'il était à construire ce fort baptisé de son propre nom pour combler la perte de Niagara[3] et pour couvrir cette frontière ne tenant plus que par quelques forts, eux aussi de bien fragiles rafiots dans cette marée anglaise sans cesse montante.
Le retranchement de la Jacques-Cartier, confié à Dumas dans les jours suivants, est protégé par 600 soldats, dont 150 appartiennent aux troupes de Terre et 450 aux troupes de la Marine[4]. Cette bien petite armée est chargée d'une bien lourde responsabilité puisque c'est elle qui protège le flan est de l'armée française, elle qui couvre « la colonie des entreprises que la garnison angloise auroit pu faire »[5], et sur qui repose en quelque sorte une bonne part des préparatifs de l'offensive du printemps prochain. Mais les moyens dont disposent ces soldats sont des plus limités, la vie du camp spartiate.
Pour pouvoir passer l'hiver, les militaires se construisent des cabanes avec les moyens du bord, font ce qu'ils peuvent pour rester en vie, trouvent leur pitance auprès des habitants des environs qui ne prisent pas du tout d'être payés en lettres de change alors que le cours de cet argent n'a plus rien de certain[6]. Dans des circonstances aussi extrêmes, Lévis et Vaudreuil ne peuvent compter sur un meilleur serviteur et une meilleure position pour surveiller les mouvements de l'armée anglaise. Dumas est, en effet, à tous les créneaux ; le 5 octobre, on le retrouve à la tête d'une soixantaine de soldats coloniaux et de Canadiens, partant des Trois-Rivières l'arme au poing et courant après le général Rogers qui, la veille dans le petit village de Saint-François, a massacré une trentaine d'Abénakis, des gens qu'il a appris à aimer et à soutenir[7].
Cet humiliant repli des responsables militaires de la Nouvelle-France n'est cependant pas dénué d'avantages. Dominant toujours l'amont de Québec, un garde-manger relativement épargné par les méfaits de la guerre, Lévis et ses troupes peuvent compter sur la dernière récolte des habitants pour se nourrir. Et tout ce beau monde peut se consoler en espérant des rudesses de l'hiver canadien quelques ravages parmi les occupants anglais retranchés dans une bien mauvaise enceinte, qui plus est glacée, ruinée, affamée, amer sinon hostile. Mais il n'empêche : maîtres de Québec, du lac Champlain et du lac Ontario, les Anglais, explique Le Mercier dépêché en catastrophe auprès du ministre Berryer, « tiennent le Canada de toutes parts »[8]. Ils n'ont plus qu'à fermer la nasse. Mais avant d'y arriver, le général Murray doit sauver sa position de Québec ; une position mutilée par l'hiver dont il a hérité, vulnérabilisée par la dysenterie, affaiblie par toutes les privations, et fatiguée par les fausses alertes délibérément déclenchées par Lévis : des 9 000 hommes qu'il avait sous ses ordres à la mi-octobre, Murray n'en a plus que 4 800 aptes à servir au début de mars[9]. C'est tout dire de ce Calvaire vécu par la garnison anglaise de Québec lors des premiers mois d'occupation!...
Le sergent quartier-maître John Johnson, un homme pourtant reconnu pour son sens de la mesure et son flegme, commenta ainsi la situation : « Nous étions trop peu et trop faibles pour soutenir l'assaut, et notre détresse était presque au comble » ; les soldats valides n'étaient plus que des « squelettes scorbutiques à moitié mort de faim ».[10]
Au printemps, tout est en place pour le dernier acte de la guerre d'Amérique. D'un commun accord avec Lévis, Vaudreuil a établi son QG au centre, à Montréal, où sa présence a été jugé nécessaire ; Bougainville a pris position à l'île-aux-Noix, où il couvre le front du lac Champlain ; Pouchot, pour sa part, tient le fort Lévis, où il ferme la frontière ouest ; et Lévis, de la Pointe-aux-Trembles à Montréal, termine les préparatifs du siège de Québec avec la collaboration de Vaudreuil et de Bourlamaque.
Pour mener à bien son siège, Lévis dispose d'un peu plus de 7 000 hommes : dont 4 000 soldats (réparties en huit bataillons de troupes de Terre et deux bataillons de troupes de la colonie), 3 000 Canadiens « tant de la ville de Montréal que des campagnes », et un peu moins de 300 sauvages (qui vont quitter la scène avant le début de la rencontre). Compte tenu des circonstances et du refus de la France d'envoyer des secours minimaux, la manoeuvre militaire ne peut être mieux menée. Deux frégates du roi sauvées de ce qui reste (L'Atalante, et la Pomone), deux flûtes et plusieurs goélettes chargées d'artillerie, de vivres et de fascines, ont même été réquisitionnées pour suivre l'armée dans sa descente jusqu'à Québec[11].
Les premiers soldats et miliciens quittent leurs quartiers de Montréal le 20 avril, sous les ordres de Bourlamaque. Lévis le suit d'une journée. La plupart des rivières étant encore glacées, le débarquement à la Pointe-aux-Trembles où doit se rassembler la petite armée, ne se fait que quatre jours plus tard. Il avait été prévu dans cette suite de débarquer de nuit à Sillery, mais comme le secret de la manoeuvre a été depuis rompu et que les Anglais occupent l'embouchure de la rivière Cap-Rouge, il est convenu de sauter à Sainte-Foy via l'Ancienne-Lorette, deux points séparés par un épais taillis baigné de marais printaniers.[12]
Le 28 au matin, le torse gonflé du désir d'en découdre avec Lévis une fois pour toutes, soucieux de ne pas lui laisser le temps de solidifier sa position, Murray sort de ses murailles avec 3 860 hommes, dont 129 artilleurs, et 22 pièces d'artillerie. Les deux armées se font face sur les hauteurs d'Abraham, encore habitées par les mânes des hommes morts au champ d'honneur. Le lieu de l'affrontement se situe entre le ruisseau Saint-Denis, qui se perd dans l'anse au Foulon, et les buttes à Neveu (Nepveu), où Murray a déployé son artillerie. Les Français ont l'avantage du nombre, mais les Anglais entendent mettre à profit leur position légèrement surélevée et leur artillerie, ce que Lévis sait découvrir avant l'engagement.
Pour éviter le feu des pièces ennemies disposées sur la butte et la mitraille, Lévis, qui ne dispose que de trois pièces de campagne, retire donc sa droite et sa gauche dans les bois baignés de marécages ; il laisse ensuite pénétrer sur son centre l'armée anglaise qui les croît en fuite ; puis se referme sur elle dans un corps à corps meurtriers qui ne peut que le servir puisqu'il se produit baïonnettes aux canons, couteaux à la main, à deux contre un, et que les Français sont en sus déterminés à laver le déshonneur de septembre. Menacé d'enveloppement, chanceux malgré tout d'un ordre mal rendu qui a empêché la brigade de la Reine et la cavalerie de le prendre par derrière son flan gauche, Murray en est quitte pour se replier dans l'enceinte de Québec, abandonnant aux vainqueurs dans sa précipitation la totalité de son artillerie, munitions, outils, morts et blessés.[13]
Le heurt fut d'une prodigieuse rudesse qui n'en dura pas moins de deux heures. Les témoignages en font foi largement : de part et d'autre, tant chez les officiers que chez les soldats, on fit preuve d'une singulière vaillance ; et ce fut finalement la loi du nombre, ajoutée à la détermination des assaillants et de leur commandement, qui imposa le résultat. Si les brigades de la Sarre, de Béarn, du Royal-Roussillon et Guyenne ont honoré de leur intrépidité les troupes françaises, la brigade de Berry et les troupes coloniales —de Dumas— qui joignaient celles de la Sarre « ont secondé avec le plus grand courage le mouvement décisif »[14]. Du nombre de ceux qui se sont illustrés au combat du 28 avril et qui en sont sortis avec les marques de la guerre dans leurs chairs, Lévis recommandera en tête de liste au ministre Berryer les noms de Dumas et du chevalier de la Corne, « des officiers de distinction et très en état d'être chargés de commissions importantes. [Des officiers qui] méritent depuis longtemps un grade distingué ou une pension »[15].
Le bilan de la rencontre témoigne au reste à lui seul du degré d'implication des acteurs et de leurs régiments : 259 tués et 829 blessés chez les Anglais, contre 193 tués et 640 blessés chez les Français. Aucune perte chez les sauvages puisqu'ils avaient quitté la troupe avant l'affrontement. À elle seule, la milice canadienne a subi à contre-pied les plus lourdes pertes en vies et en blessés, et a récupéré l'honneur perdu l'année précédente : 45 morts, dont 5 officiers ; et 170 blessés, dont 7 officiers. Suivent dans l'ordre décroissant pour racheter l'honneur des Français, Berry, 188 pertes, dont 41 morts ; Béarn, 120 pertes dont 25 morts ; la Marine, 115 pertes, dont 22 morts ; La Sarre, 110 pertes, dont 31 morts ; Royal-Roussillon, 69 pertes, dont 6 morts ; Guyenne, 66 pertes, dont 8 morts ; La Reine, 23 pertes, dont 5 morts ; Languedoc, 22 pertes, dont 8 morts ; et l'artillerie, 4 pertes, dont 2 morts. Et un grand blessé parmi l'état major, Bourlamaque, second de Lévis, sur son cheval estropié à la jambe par un boulet de canon.[16]
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Note : les chiffres correspondent aux références notées dans le livre d'où est tiré cet extrait.