Alexandre Soljenitsyne, Montréal, le Canada et Trudeau père
Alexandre Soljenitsyne, Montréal, le Canada et Trudeau père
Lors de son arrivée en
Amérique, au printemps 1974, l’historien russe, Alexandre Soljenitsyne (1918 †
2008), venait d’entrer dans sa 56e année. Il était arrivé à un moment crucial
de sa vie, à cette époque où l’on a suffisamment de vécu pour pouvoir dresser
un premier bilan de sa vie, et suffisamment de regard sur elle pour pouvoir se
projeter dans sa suite. Chez nous, l’auteur de L’Archipel du Goulag et
de La Roue rouge, jouissait de la meilleure renommée qui soit. Énergique
et cinglant dans ses répliques, il dominait sur tous les plateaux, tant par sa
vivacité d’esprit que par sa prestance et la vigueur de ses apartés. De tous
les intellectuels qui ont marqué mon époque, c’est celui qui m’aura le plus
impressionné. Son génie, son parcours de vie dans une société humaine soumise à
tous les diktats du stalinisme, sa façon de participer à l’histoire de son
pays, le courage qu’il a manifesté face à la répression politique dont il fut
victime, méritent l’éloge que l’Histoire accorde aux géants qui l’ont
illustrée.
Si
je n’ai pas oublié l’extraordinaire impression que m’ont donné ses rencontres
littéraires avec Bernard Pivot, de lui je me souviens plus particulièrement du
jour de son arrestation par les agents du KGB, le 12 février 1974. J’avais
alors 26 ans et j’étais encore dans les limbes de l’histoire. Avant cette dernière
arrestation, qui allait le conduire à un exil de 20 ans au pays de Ronald
Reagan, il avait eu le temps de coucher sur papier cette dénonciation tout à
trac du mensonge qu’il disait à la fois fils et agent de la violence. Avec tout
ce que nous fait subir cette époque pourrie que nous traversons, cet énoncé dont il est l’auteur n’a pas vieilli d’un ride et mérite le rappel : « La violence ne peut s’abriter derrière
rien d’autre que le mensonge, et le mensonge ne peut se maintenir que par la
violence. Et c’est là justement que se trouve, négligé par nous, mais si
simple, si accessible, la clef de notre libération : LE REFUS DE
PARTICIPER PERSONNELLEMENT AU MENSONGE ! Qu’importe si le mensonge recouvre
tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce
point : qu’il ne le devienne pas PAR MOI ! »(Soljenitsyne).
Cela
dit, son passage au Canada ne l’aura pas particulièrement séduit. Du moins, pas
de la façon à laquelle nous nous attendions tous. L’historien-romancier avait
survécu aux heures sombres de la révolution bolchévique et à celles encore plus
outrageantes du stalinisme dans ce qu’il avait de plus vicieux, de plus brutal,
de plus sale. Il avait été puni dans sa chair et privé de sa liberté de
mouvement pendant plusieurs années et, pour tout ce qu’il avait enduré, le
Canada s’offrait à lui comme une vieille pute qui aurait bien aimé profité des
lumières qu’il attirait
constamment sur lui. Il fut évidemment accueilli en héros. Montréal le
voulait, le Canada le voulait, Pierre Elliot Trudeau le voulait ! Mais tout cela n’était que condescendance, et, dans le livre qu’il
publiera plus tard pour témoigner de ses années d’exil en Amérique (« Le grain tombé entre les meules »,
Fayard, 1998), il ne s’est pas
privé pour dire ce qu’il pensait de la ville de Montréal qu’il trouvait « horrible » à voir et « affreuse », de ce pays qu’il trouvait « oublieux de soi-même », et de ce
premier ministre qu’il trouvait « insignifiant » par-dessus tout.
Akakia
« Encore un an de-ci, de-là »
De Montréal, l’historien Russe écrit :
On a beau comprendre que la Terre est
une, malgré tout, un nouveau continent — le premier regard que l’on jette sur
lui — est toujours une chose admirable : comment va-t-il vous apparaître ?
Ce que j’aperçus en premier fut Montréal et, vue du haut des airs, la ville me
parut horrible, impossible d’imaginer plus affreux. Cette rencontre ne
promettait rien au cœur. (Et les jours suivants, où j’y errai au hasard,
confirmèrent cette impression. Le monstrueux pont Jacques-Cartier, de métal
vert, tout tremblant de trafic automobile sur huit voies, sous lequel j’aurais
dû passer si j’étais arrivé en bateau ; et, tout de suite après, j’aurais vu
les fumées sans joie de la brasserie avec son toit où flottent des drapeaux ;
et l’alignement des quais industriels en béton à ce point inhumains que, dans
une île du fleuve, les restes d’un vieux bâtiment mi-caserne mi-prison vous
réjouissent l’œil comme quelque chose de vivant. Puis, au cœur de la ville, la
tour noire de la radio canadienne suivie du groupe absurde et serré des
gratte-ciel en forme de boîtes plantés au milieu d’immenses espaces urbains.
Montréal aspirait à imiter les « mégalopoles » d’Amérique, mais sans en être
capable.) »
De sa rencontre avec Pierre-Elliot Trudeau, il dit encore :
« Dès les premiers jours, un, deux, trois
journaux racontèrent mon dessein d’acheter un terrain et de venir me fixer au
Canada. Dans les environs de Montréal, les correspondants de la presse me
poursuivirent sur les routes, il fallait déployer des trésors d’astuce pour
leur échapper. Et ma rencontre privée avec le Premier ministre Trudeau fut
divulguée elle aussi dans les journaux. — Toute cette rencontre avec Trudeau
était parfaitement inutile, mais je devais, me semblait-il, prévenir le
gouvernement de mes intentions, pour ne pas réitérer l’histoire avec la police
suisse, et aussi pour bénéficier de la bienveillance des autorités chargées de
l’immigration. Je l’obtins, mais il aurait été possible de faire l’économie de
la visite au Premier ministre, qui n’aboutit qu’à une publicité inutile. (Quant
à la conversation et aux sujets évoqués lors de notre rencontre, ils me
donnèrent une impression d’insignifiance, et on éprouvait un sentiment de dépit
à voir ce pays si riche, si grand par son envergure, mais géant timide bousculé
par les audacieux et les prompts.) »
De son impression avec le Canada, il conclut :
« Avant tout, le Canada ne ressemble pas
du tout à la Russie : c’est un continent sauvage, peu peuplé, exposé au
souffle des golfes boréaux, couvert de granit, si bien que , pour y tracer des
routes, on n’arrête pas d’y forer des excavations. Les forêts ? On se les
représentait luxuriantes, prospères, peuplées d’arbres aux troncs épais ; elles
se révélèrent (dans l’Ontario, la seule province où j’avais l’intention de me
fixer) rabougries, rien n’y retenait le regard, une sorte d’isthme de
Carélie : durant de nombreuses années, on en a avec rapacité arraché
chaque tronc un tant soit peu épais, des tracteurs l’ont extirpé de chaque
fourré et on n’y a laissé qu’une insignifiance et malsaine population
d’arbustes aux troncs chétifs. Si de belles essence d’arbres poussent dans un
terrain, on veille à ce que ce soit spécialement indiqué dans le prospectus.
(Plus tard, des fenêtres du train, j’ai regardé les steppes canadiennes, mais
ce n’est qu’une steppe égale à perte de vue, impossible de se croire en Ukraine
qui l’emporte largement sur le pittoresque de ses fermes.) S’il y avait au
moins des villes convenables ! mais le Canada est aussi à la traîne dans ce
domaine, et les villes y semblent envahies par la paresse intellectuelle ; par
contre, on voit des hippies abrutis, costauds, gras à lard : sur ce point,
le Canada n’est pas à la remorque du monde civilisé, ils se chauffent au soleil
sur les gazons, se vautrent dans des fauteuils dans les rues en plein pendant
les journées de travail, bavardent, fument, sommeillent. […] J’étais attiré par
l’Iénisseï, le Baïkal, et pas par l’Oural. Je n’aurais jamais supporté les
contrées subtropicales.) Mais le Canada se révélait non pas simplement
septentrional, mais, pour ainsi dire, oublieux de soi-même et endormi. »
« Nous partîmes d’Ottawa, Alice et moi, pour la côte du
Pacifique par l’express transcanadienne. « Express », cela sonne
impressionnant, mais il n’avance pas si vite que ça : les wagons tanguent
fortement en raison de l’état des rails ; il n’est « express » que par
l’absence de changements, la continuité de l’Atlantique au Pacifique. Les voies
ferrées canadiennes sont complètement délaissées, abandon que viennent renforcer la concurrence,
aujourd’hui obsolètes, de deux réseaux en déclin allongeant leurs voies
parallèles : le « Canadien National » et le « Canadien Pacific. » […]
Commencer par poser des voies ferrées toujours plus loin pour s’en
désintéresser ensuite, voilà bien la manière jeune, vorace, rapace du continent
américain : happer le fruit nouveau, mordre dedans, le jeter pour saisir
le suivant. Dans cette cette progression hâtive vers le nouveau, toujours le
nouveau, était abandonné ce qu’il y avait de meilleur dans l’ancien…»
Source : Alexandre
Soljenitsyne, Le grain tombé entre les meules – Esquisses d’exil,
(première partie), Fayard, 1998, pp. 241-249.