Note de l'auteur : Ce papillon littéraire vient d'être publié par la Fondation Voltaire à Ferney, Bulletin no 12, mai 2006. J'en profite pour rendre hommage à nos amis de ce merveilleux coin de pays, dont la mission est de faire connaître l'oeuvre de cet extraordinaire génie littéraire, et plus particulièrement M. Lucien Choudin, l'auteur du livre d'art « Le Château de Voltaire, Deux siècles d'images ».
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Voltaire, ce « vieillard lubrique » à qui
le Canada français reprochait
la Conquête et l'hiver !Voltaire expira à onze heures du soir à l'hôtel du marquis de Villette, le 30 mai 1778, après une agonie particulièrement lancinante, l'âme repentante mais sans négocier sur l'essentiel dont fut marquée sa vie et son oeuvre, quoiqu'en disent ses ennemis qui le vouaient au feu éternel. Le testament spirituel qu'il livra à la plume de son secrétaire Wagnière, quelques jours avant de rendre l'âme, fidèle à son image, aurait pu figurer sur son épitaphe sans trahir ni l'homme ni l'esprit qu'il avait été toute sa vie durant :
« Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, en détestant la superstition »1. Il avait 84 ans. Il ne lui restait plus que deux dents qu'on s'employa du reste à lui dérober avec un talon. Déjà embarrassant de son vivant pour le pouvoir monarchique et pour celui de l'Église qui dormait dans son antichambre, ce
« vieillard lubrique qui a tout sali et tout démoli, qui supplie « à genoux » Chauvelin 2 de débarrasser la France du Canada » (dixit Groulx 3) le devint davantage après sa mort.
« Si j'osais, je vous conjurerais à genoux de débarrasser pour jamais du Canada le ministère de France. Si vous le perdez, vous ne perdez presque rien ; si vous voulez qu'on vous le rende, on ne vous rend qu'une cause éternelle de guerre et d'humiliations. Songez que les Anglais sont au moins cinquante contre un dans l'Amérique septentrionale. Par quelle démence horrible a-t-on pu négliger la Louisiane, pour acheter tous les trois ans, trois millions cinq cent mille livres de tabac de vos vainqueurs ? N'est-il pas absurde que la France ait dépensé tant d'argent en Amérique, pour y être la dernière des nations de l'Europe ? » 4
Certes, la France avait pu disposer de son corps en l'embastillant et en lui interdisant le droit de cité à Paris où il n'en mourut pas moins déjà vénéré de son vivant. Mais, libéré de cette vieille
« pelure d'orange » dont la vie avait
« avalé le jus »5, son esprit était maintenant plus vivant que jamais partout où on avait tenté de l'étouffer, partout où on maudissait encore son nom et sa mémoire. Pour Rome et sa suite, ce fut donc, à défaut d'avoir pu réduire au silence l'impie de son vivant, sa condamnation par contumace aux feux de l'enfer éternel. Et partout où ce pouvoir divin sévissait, dans les églises, les prieurés, les couvents et les séminaires les couvents et les séminaires quand ce n'était pas dans les Parlements, son oeuvre était considérée comme la pire des infamies, proscrite, mise à l'index, brûlée en effigie, dénaturée.
Au Canada français, les préceptes de cette morale de soutanes, prenaient leur enseignement des recueils —remarquez les noms (!)— de l'abbé Georges Sagehomme, du Collège Saint-Michel, à Bruxelles6, et de l'abbé Louis Bethleem, dont l'oeuvre maîtresse (« Romans à lire et Romans à proscrire » 7) avait réussi à rendre hideux à peu près tout ce que la littérature française avait pu produire de génial depuis le seizième siècle. Parmi les quelque 1500 noms d'écrivains cités dans ce singulier catalogue des petits et des grands oubliés de la littérature jugée licencieuse, figurait évidemment, à un point virgule de Zola, en lettres majuscules soulignées au crayon rouge feu, le nom de Voltaire et la presque totalité de son oeuvre dans laquelle figurait évidemment le fameux « Traité sur la tolérance », où l'hérétique Patriarche avait eu le malheur d'écrire, chapitre XV, qu'il est
« une impiété d'ôter, en matière de religion, la liberté aux hommes, d'empêcher qu'ils ne fassent choix d'une divinité ; [qu']aucun homme, [qu']aucun dieu, ne voudrait d'un service forcé ; [et que] rien n'est plus contraire à la religion que la contrainte ». Cent ans après sa mort, l'Église n'appréciait toujours pas !
Voltaire mourut donc en bénissant Dieu et en maudissant les voix par qui l'intolérance passait. Dans un Québec totalement soumis aux préceptes évangéliques, bien peu d'écrivains canadiens-français rendirent grâce à la mémoire de cet homme à qui on reprochait, en plus de ne pas aimer l'hiver canadien, le courant de pensée des Lumières qui avait préparé la déroute de la France en Amérique et qui plaçait, toujours à la ligne de feu sur le front de l'intolérance, Notre Très Sainte Mère l'Église. Si le poète Louis Fréchette (le « Gros Fréchette » aimait dire Buies) y mit tout son génie pour grignoter les pieds de la statue de Voltaire8 qui lui pesait lourdement sur l'aura, chez nous, l'auteur injurieux de « Candide » n'en trouva pas moins une alliée posthume inconditionnelle en la plume acérée d'Arthur Buies, le plus voltairien de nos écrivains, qui trouvait en lui
« le génie français par excellence ». Pour dénoncer l'intolérance et les abus d'une Église triomphante, le plus impétueux des Canadien français n'avait nulle part son pareil dans ce Québec prostré qui n'en finissait plus, depuis la Conquête anglaise, de plier le dos sous les coups de crosse de son épiscopat.
Appelé à la fin de sa vie, par le rédacteur en chef du journal La Patrie (qui était aussi l'animateur de la loge maçonnique canadienne-française l'Émancipation !) à abjurer son passé anticlérical en répudiant ses auteurs de prédilection, Buies déclara, avec tout le panache que même la vue du trépas ne savait lui ravir, ne pas avoir de préférences et avoir découvert dans chaque auteur une manière de l'Être qui lui était propre et dont les esprits éclairés n'avaient pas à redire. Du grand Voltaire ! Ou plutôt du Buies, ce qui est déjà tout dire !
« Quand j'ouvre Pascal, écrit-il alors dans sa lettre ouverte à cet idiot de la loge maçonnique, je me demande si ce n'est pas un grand poète que je lis en prose. Quand je lis Bossuet, je me dis que jamais la pensée humaine n'a revêtu une pareille grandeur ni une pareille splendeur d'expression. Quand je lis Victor Hugo, je reste hypnotisé. Quand je lis Voltaire, je me dis : c'est là le génie français par excellence. Limpide comme de l'eau de roche, une clarté lumineuse, le bon sens avant tout, une netteté de vue prodigieuse ; avec cela du pathétique, une chaleur débordante et la plus haute éloquence, comme dans « Zaïre » et la défense des Calas... 9» Avec un tel éloge, on comprendra pourquoi, à cette époque, Fréchette fut à Buies ce que Fréron fut à Voltaire, entendons un
« prêt à tout pour conserver au moins autour de lui quelques débris de sycophantes 10»...
Russel Bouchard
Notes :
1 Profession de foi écrite de la main de Voltaire, le 18 février 1778.
2 Lettre de Voltaire à M. le Marquis de Chauvelin, Aux Délices, 3 octobre 1760. En 1760, Chavelin avait alors obtenu une des deux charges de « maître de la garde-robe ».
3 L'Abbé Lionel Groulx, La Naissance d'une Race / Correspondances prononcées à l'Université Laval (Montréal, 1918-1919), Bibliothèque de l'Action françaose, Montréal, 1919, p. 230.
4 Voltaire à Chauvelin, op. cit.
5 Voltaire, Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire écrits par lui-même (1759-1760).
6 L'Abbé G. Sagehomme, Répertoire alphabétique de 10 000 auteurs avec 40 000 de leurs ouvrages qualifiés quant à leur valeur morale, Casterman, Paris – Tournai, 1939.
7 L'Abbé Louis Bethleem, Romans à lire et romans à proscrir, Éditions de la Revue des lectures, Paris, 9è édition, 1925, pp. 56-57.
8 Louis Fréchette, « Sous la statue de Voltaire », in La légende d'un peuple, Paris, 1887.
9 Arthur Buies, « Lettre à Godfroy Langlois, 11 avril 1899 », in Arthur Buies, Correspondance (1855-1901), Édition préparée par Francis Parmentier, Guérin, Montréal, 1993, pp. 300-302.
10 Arthur Buies, « Lettre à Hector Garneau, 22 novembre 1896 », in Buies, op. cit., pp. 274-277.