samedi, mai 30, 2020

Alexandre Soljenitsyne, Montréal, le Canada et Trudeau père



Alexandre Soljenitsyne, Montréal, le Canada et Trudeau père

Lors de son arrivée en Amérique, au printemps 1974, l’historien russe, Alexandre Soljenitsyne (1918 † 2008), venait d’entrer dans sa 56e année. Il était arrivé à un moment crucial de sa vie, à cette époque où l’on a suffisamment de vécu pour pouvoir dresser un premier bilan de sa vie, et suffisamment de regard sur elle pour pouvoir se projeter dans sa suite. Chez nous, l’auteur de L’Archipel du Goulag et de La Roue rouge, jouissait de la meilleure renommée qui soit. Énergique et cinglant dans ses répliques, il dominait sur tous les plateaux, tant par sa vivacité d’esprit que par sa prestance et la vigueur de ses apartés. De tous les intellectuels qui ont marqué mon époque, c’est celui qui m’aura le plus impressionné. Son génie, son parcours de vie dans une société humaine soumise à tous les diktats du stalinisme, sa façon de participer à l’histoire de son pays, le courage qu’il a manifesté face à la répression politique dont il fut victime, méritent l’éloge que l’Histoire accorde aux géants qui l’ont illustrée.

Si je n’ai pas oublié l’extraordinaire impression que m’ont donné ses rencontres littéraires avec Bernard Pivot, de lui je me souviens plus particulièrement du jour de son arrestation par les agents du KGB, le 12 février 1974. J’avais alors 26 ans et j’étais encore dans les limbes de l’histoire. Avant cette dernière arrestation, qui allait le conduire à un exil de 20 ans au pays de Ronald Reagan, il avait eu le temps de coucher sur papier cette dénonciation tout à trac du mensonge qu’il disait à la fois fils et agent de la violence. Avec tout ce que nous fait subir cette époque pourrie que nous traversons, cet énoncé dont il est l’auteur n’a pas vieilli d’un ride et mérite le rappel : « La violence ne peut s’abriter derrière rien d’autre que le mensonge, et le mensonge ne peut se maintenir que par la violence. Et c’est là justement que se trouve, négligé par nous, mais si simple, si accessible, la clef de notre libération : LE REFUS DE PARTICIPER PERSONNELLEMENT AU MENSONGE ! Qu’importe si le mensonge recouvre tout, s’il devient maître de tout, mais soyons intraitables au moins sur ce point : qu’il ne le devienne pas PAR MOI ! »(Soljenitsyne).

Cela dit, son passage au Canada ne l’aura pas particulièrement séduit. Du moins, pas de la façon à laquelle nous nous attendions tous. L’historien-romancier avait survécu aux heures sombres de la révolution bolchévique et à celles encore plus outrageantes du stalinisme dans ce qu’il avait de plus vicieux, de plus brutal, de plus sale. Il avait été puni dans sa chair et privé de sa liberté de mouvement pendant plusieurs années et, pour tout ce qu’il avait enduré, le Canada s’offrait à lui comme une vieille pute qui aurait bien aimé profité des lumières qu’il attirait  constamment sur lui. Il fut évidemment accueilli en héros. Montréal le voulait, le Canada le voulait, Pierre Elliot Trudeau le voulait  ! Mais tout  cela n’était que condescendance, et, dans le livre qu’il publiera plus tard pour témoigner de ses années d’exil en Amérique (« Le grain tombé entre les meules », Fayard, 1998),  il ne s’est pas privé pour dire ce qu’il pensait de la ville de Montréal qu’il trouvait « horrible » à voir et « affreuse », de ce pays qu’il trouvait « oublieux de soi-même », et de ce premier ministre qu’il trouvait  « insignifiant » par-dessus tout.

Akakia

« Encore un an de-ci, de-là »

De Montréal, l’historien Russe écrit :
On a beau comprendre que la Terre est une, malgré tout, un nouveau continent — le premier regard que l’on jette sur lui — est toujours une chose admirable : comment va-t-il vous apparaître ? Ce que j’aperçus en premier fut Montréal et, vue du haut des airs, la ville me parut horrible, impossible d’imaginer plus affreux. Cette rencontre ne promettait rien au cœur. (Et les jours suivants, où j’y errai au hasard, confirmèrent cette impression. Le monstrueux pont Jacques-Cartier, de métal vert, tout tremblant de trafic automobile sur huit voies, sous lequel j’aurais dû passer si j’étais arrivé en bateau ; et, tout de suite après, j’aurais vu les fumées sans joie de la brasserie avec son toit où flottent des drapeaux ; et l’alignement des quais industriels en béton à ce point inhumains que, dans une île du fleuve, les restes d’un vieux bâtiment mi-caserne mi-prison vous réjouissent l’œil comme quelque chose de vivant. Puis, au cœur de la ville, la tour noire de la radio canadienne suivie du groupe absurde et serré des gratte-ciel en forme de boîtes plantés au milieu d’immenses espaces urbains. Montréal aspirait à imiter les « mégalopoles » d’Amérique, mais sans en être capable.) »

De sa rencontre avec Pierre-Elliot Trudeau, il dit encore :
« Dès les premiers jours, un, deux, trois journaux racontèrent mon dessein d’acheter un terrain et de venir me fixer au Canada. Dans les environs de Montréal, les correspondants de la presse me poursuivirent sur les routes, il fallait déployer des trésors d’astuce pour leur échapper. Et ma rencontre privée avec le Premier ministre Trudeau fut divulguée elle aussi dans les journaux. — Toute cette rencontre avec Trudeau était parfaitement inutile, mais je devais, me semblait-il, prévenir le gouvernement de mes intentions, pour ne pas réitérer l’histoire avec la police suisse, et aussi pour bénéficier de la bienveillance des autorités chargées de l’immigration. Je l’obtins, mais il aurait été possible de faire l’économie de la visite au Premier ministre, qui n’aboutit qu’à une publicité inutile. (Quant à la conversation et aux sujets évoqués lors de notre rencontre, ils me donnèrent une impression d’insignifiance, et on éprouvait un sentiment de dépit à voir ce pays si riche, si grand par son envergure, mais géant timide bousculé par les audacieux et les prompts.) »

De son impression avec le Canada, il conclut :
« Avant tout, le Canada ne ressemble pas du tout à la Russie : c’est un continent sauvage, peu peuplé, exposé au souffle des golfes boréaux, couvert de granit, si bien que , pour y tracer des routes, on n’arrête pas d’y forer des excavations. Les forêts ? On se les représentait luxuriantes, prospères, peuplées d’arbres aux troncs épais ; elles se révélèrent (dans l’Ontario, la seule province où j’avais l’intention de me fixer) rabougries, rien n’y retenait le regard, une sorte d’isthme de Carélie : durant de nombreuses années, on en a avec rapacité arraché chaque tronc un tant soit peu épais, des tracteurs l’ont extirpé de chaque fourré et on n’y a laissé qu’une insignifiance et malsaine population d’arbustes aux troncs chétifs. Si de belles essence d’arbres poussent dans un terrain, on veille à ce que ce soit spécialement indiqué dans le prospectus. (Plus tard, des fenêtres du train, j’ai regardé les steppes canadiennes, mais ce n’est qu’une steppe égale à perte de vue, impossible de se croire en Ukraine qui l’emporte largement sur le pittoresque de ses fermes.) S’il y avait au moins des villes convenables ! mais le Canada est aussi à la traîne dans ce domaine, et les villes y semblent envahies par la paresse intellectuelle ; par contre, on voit des hippies abrutis, costauds, gras à lard : sur ce point, le Canada n’est pas à la remorque du monde civilisé, ils se chauffent au soleil sur les gazons, se vautrent dans des fauteuils dans les rues en plein pendant les journées de travail, bavardent, fument, sommeillent. […] J’étais attiré par l’Iénisseï, le Baïkal, et pas par l’Oural. Je n’aurais jamais supporté les contrées subtropicales.) Mais le Canada se révélait non pas simplement septentrional, mais, pour ainsi dire, oublieux de soi-même et endormi. »

 « Nous partîmes d’Ottawa, Alice et moi, pour la côte du Pacifique par l’express transcanadienne. « Express », cela sonne impressionnant, mais il n’avance pas si vite que ça : les wagons tanguent fortement en raison de l’état des rails ; il n’est « express » que par l’absence de changements, la continuité de l’Atlantique au Pacifique. Les voies ferrées canadiennes sont complètement délaissées, abandon  que viennent renforcer la concurrence, aujourd’hui obsolètes, de deux réseaux en déclin allongeant leurs voies parallèles : le « Canadien National » et le « Canadien Pacific. » […] Commencer par poser des voies ferrées toujours plus loin pour s’en désintéresser ensuite, voilà bien la manière jeune, vorace, rapace du continent américain : happer le fruit nouveau, mordre dedans, le jeter pour saisir le suivant. Dans cette cette progression hâtive vers le nouveau, toujours le nouveau, était abandonné ce qu’il y avait de meilleur dans l’ancien…»

Source : Alexandre Soljenitsyne, Le grain tombé entre les meules – Esquisses d’exil, (première partie), Fayard, 1998, pp. 241-249.

1 Comments:

Blogger Unknown
dit :

super ce texte et il represente tellement notre pays dans c ecrit ,un pays vide d âme

5:14 a.m.  

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