À la veille de déclencher des élections pour l'ensemble du Québec, le premier ministre Charest vient d'annoncer la création d'une commission d'enquête consacrée à la « délicate question » des accommodements raisonnables. Les travaux de la commission seront ainsi donc coprésidés par l'historien et sociologue Gérard Bouchard et par le professeur Charles Taylor. Les deux joyaux troubadours entendent entreprendre la tournée des régions du Québec en mars, et déposer leur rapport à pareille date l'an prochain.
Interrogé à la station régionale de Radio-Canada à Chicoutimi sur les considérants de sa nomination surprise, le père de la fameuse « nation civique franco-québécoise » a répondu de la manière la plus épiscopale qui soit, que l'heure était grave ; que le problème qu'on avait cru régler (entendons la mise à mort de l'ethnie canadienne-française, la nation par où le scandale était arrivée en 1995) ne l'a définitivement pas été ; et qu'il fallait s'y reprendre avec célérité pour être bien certain que ce cadavre dérangeant n'allait pas venir hanter l'esprit des croque-morts qui l'avaient mis en terre dans le cimetière de la « nation civique ». La citation n'est pas tout à fait à la lettre près, mais considérez que l'esprit y est pour l'essentiel.
Imaginez ! Le nominé de cette grande tartuferie nationale est nul autre que l'auteur de « La nation québésoise au futur et au passé ». Curieusement celui qui, dans la foulée de l'échec référendaire de 1995, a conçu le plan d'élimination des Canadiens français au profit des arrivants ; celui qui, le 24 mars 1999, recommandait dans une lancinante homélie publiée dans Le Devoir de...
« Jetter les souches [canadienne-françaises] au feu de la Saint-Jean-Baptiste ». À cette époque, on se rappellera que le Québec était encore aux mains de Lucien Bouchard, et qu'il était devenu comme une sorte d'hérésie de prononcer le mot « Canadien français.
« Tchéquez l'arbitre, il y a quelqu'un qui nous fesse dans le dos », comme dirait l'autre ! Il y a vraiment de quoi y perdre son latin et son dentier. Jean Charest, Lucien Bouchard, Bernard Landry, Gérard Bouchard, Le Devoir, La Presse, le Parlement Québécois, le Parlement Fédéral et quelques autres de même acabit... Se pourrait-il —c'est du moins se que me porte à penser l'annonce incestueuse d'aujourd'hui— que tout ce débat sur la nation québécoise et sur l'indépendance ne soit qu'un faux débat dans lequel les vrais intervenants assistent aux mêmes messes, s'échangent de main à main le même calice, et se donnent l'absolution entre eux ?
Vous ne pourrez pas dire que je n'avais pas essayé d'attacher le grelot. Pour être bien certain qu'on n'en perde pas le plus grand bout de cette histoire abracadabrante, permettez que je vous ressorte cette réplique que j'avais rédigée, en 1999, en réaction, justement, à la sortie du livret sur
« La nation québécoise au futur et au passé ». À cette époque, il vous faut savoir également que Le Devoir n'avait pas voulu publier. La maison n'en n'avait alors que pour son auteur auquel elle ne faisait souffrir aucune réplique dérangeante. Nous voilà bien pris...
Un Québec :
trois territoires, trois peuples, trois nations, trois pays !—Lettre au professeur-idéologue Gérard Bouchard—
en réponse à son manifeste publié dans le
journal Le Devoir, le 4 septembre 1999
«Nous sommes des Québécois.
Ce que cela veut dire d’abord et avant tout, et au besoin exclusivement, c’est que nous —[les Canadiens-français du Québec]— sommes attachés à ce seul coin du monde où nous puissions être pleinement nous-mêmes, ce Québec qui, nous le sentons bien, est le seul endroit où il nous soit possible d’être vraiment chez nous.»René Lévesque, Option Québec, 1968
«La sociologie contemporaine a de plus en plus la prétention de vouloir changer la société.» Gérald Fortin, La fin d’un règne, 1971
Chicoutimi, 4 septembre 1999
Mon cher Gérard,
J’ai lu dès sa parution ce matin, votre «Manifeste pour une coalition nationale» publié dans le journal Le Devoir en date du 4 septembre. Je vois que vous avez troqué la toge d’historien-sociologue pour celle d’idéologue-utopiste. En fait de maquillage et d’artifices, le chevalier d’Éon n’aurait pu faire mieux! Avec une aisance déconcertante, sans qu’il n’y soit fait obstacle, vous dites et contredites : «En tant que projet, le modèle de la nation québécoise fait appel à une coalition des partenaires qui occupent actuellement ce territoire. Ce sont: les Franco-Québécois (Les Canadiens français descendants des habitants de la Nouvelle-France et tous ceux qui s’y sont assimilés depuis assez longtemps pour en manifester tous les traits culturels), les Anglo-Québécois, les autochtones et ce qu’il est convenu d’appeler les communautés culturelles». Tout un dérapage, toute une différence avec ce que vous écrivez et publiez dans votre p’tit dernier (La nation québécoise...), où les «Canadiens-français» (que vous noyez dans le melting pot des «Franco Québécois») ont été camouflés dans le fond de la penderie, pour répondre à des impératifs stylistiques (un euphémisme ici!) et «pour soustraire leur nationalisme aux accusations d’ethnicisme» (Le Devoir de ce matin). Mais à force d’en mettre et d’en remettre, vous vous trahissez et vous vous enlisez : «Un petit bout d’oreille échappé par malheur découvrit la fourbe et l’erreur...» (La Fontaine).
Je perçois votre inconfort et je comprends par là que ma correspondance des derniers jours vous a désarçonné. Elle vous a obligé à refaire vos devoirs et à en remettre un peu dans le plateau de la francité. Elle vous oblige à refaire vos devoirs et à en remettre un peu dans le plateau de la francité. Vous m’en voyez à la fois ravi et flatté, mais non surpris. En ce qui me concerne, voici un aveu de culpabilité inespéré. Mais on conviendra que vous n’êtes pas à une contradiction et à une faiblesse près. Et quoiqu’il en soit, les écrits sont là pour témoigner de nos errances, et toute votre vie durant il vous faudra porter le poids des vôtres. Dans ce livre qui vous colle aux fesses —et collera jusqu’après le trépas— dis-je, dans cette glose passablement bien tournée qui vous sert de médaillon dans vos «apparitions» publiques depuis le printemps dernier (et encore ce matin dans Le Devoir), vous écrivez donc :
«Le modèle de la nation québécoise comme francophonie nord-américaine présente deux autres avantages. En premier lieu, il réduit à la langue française la place de la composante ethnique. Il soustrait ainsi la nation québécoise et sa promotion à tous les procès d’intolérance et de xénophobie. [...] En ce sens, c’est un modèle dynamique à double titre. D ’abord à cause des interactions, des échanges interculturels qu’il préconise; ensuite à cause des partenariats qu’il sollicite auprès des communautés culturelles, des Anglo-Québécois et des Autochtones.» (La nation québécoise..., pp. 71, 73-74).
Beau vol plané! Du grand art! Mais passons outre, mon temps est précieux ; la «nation» est aux vaches (!!!), le «pays» en devenir prend l’eau de toute part depuis que le roi Pétaud est à la barre, et comme l’orage menace et que la vigie s’énerve, vous comprendrez que je ne puis le perdre en semant des périphrases à tout vent et en tentant de vous convaincre de l’écueil qu’il y a au bout de votre manoeuvre sémiologique —entendons création d’un mythe. D’entrée de jeu, je parlerai plutôt des trois «peuples-nations» qui forment et habitent trois «pays» contiguës ; c’est-à-dire des sociétés spécifiques et distinctes qui occupent, l’une à côté de l’autre, des espaces géographiques parfaitement bien circonscrits, des territoires qui leur sont propres et sur lesquels elles dominent, s’imposent et s’affirment à des degrés différents, sans égard au poids démographique qu’elles représentent dans l’ensemble québécois : nous parlons du Nord (741 906 km carrés), du Sud (739 km carrés) et des Régions périphériques (615 166 km carrés)1 —ce qui, de toute évidence, n’a rien de commun avec votre concept trinitaire du nouveau mythe de la «nation» québécoise, à savoir «les Autochtones, les Anglo-Québécois et les communautés culturelles» (p. 79 de votre p’tit dernier), partenaires bien identifiés auxquels s’ajoute, dans le journal de dernière heure, un quatrième joueur, les «Franco-Québécois». Et quant vous affirmez ce matin que sur l’ensemble du territoire «93% des Québécois déclarent parler français»,2 c’est aller un peu vite en affaire et c’est tasser une foule de considérants, dont celui des disparités régionales (entendez territoriales) n’est pas le moindre. Voyons un peu plus en détail de quoi il retoune au juste!
Primo, au Nord, c’est-à-dire dans la partie septentrionale de la Belle Province qui correspond à 54,5% de l’ensemble du territoire, vivent 38 395 Québécois (soit moins de 1% de la population provinciale). De ce nombre, 18 740 (soit 48,8%) sont des autochtones. Ces gens qu’on dit être des «premières nations», occupent le territoire comme un vrai peuple souverain ; ils disposent de privilèges et de prérogatives qui sont interdits aux autres, signent des traités avec les gouvernements de Québec et d’Ottawa, délèguent des représentants à l’ONU (alors que le gouvernement du Québec en est exclu), reçoivent des redevances pour leurs ressources naturelles et gèrent les espaces communaux comme ils l’entendent. Dans cette partie de la province, 49,8% de la population ont une connaissance quelconque du français ; 6,5% ont une connaissance quelconque de l’anglais ; 49% sont unilingues français ; 4,4% sont unilingues anglais. Et, à partir de ces données, j’estime qu’entre 45% et 50% parlent des dialectes autochtones à la maison.
Secondo, au Sud, c’est-à-dire sur l’île de Montréal et à Laval qui correspond à moins de 1% du territoire provincial, vivent 2 106 239 Québécois (soit 29,5% de la population provinciale). Dans cette partie de la province, 61% de la population ont une connaissance quelconque du français ; 25% ont une connaissance quelconque de l’anglais ; 57,5% sont unilingues français ; 21,9% sont unilingues anglais ; et environ 15,9% parlent des langues qui nous sont totalement incompréhensibles. Dans cette région du Québec qui, en partie, survit grâce au siphonnage de ressources naturelles des régions, l’apport migratoire est en constante progression et, par défaut, comble les vides créés par la dénatalité et le départ des familles canadiennes-françaises, dont le poids ethnique diminue comme une peau de chagrin, au fur et à mesure que se désintègre son économie. Voilà, en bref, pour la deuxième mâchoire de l’étau québécois.
Tertio, en périphérie (c’est-à-dire NOUS!... et vous), écrabouillés entre les pinces de cette puissante tenaille, dans cet espace communal qu’il convient d’appeler le Québec des régions et qui correspond à 45,3% du territoire, vivent 4 994 161 Québécois (soit près de 70% de la population provinciale). Ici aussi, les chiffres parlent d’eux-mêmes : dans cette partie de la province, 93,4% de la population ont une connaissance quelconque du français ; 6,1% ont une connaissance quelconque de l’anglais ; 92,5% sont unilingues français ; et 5,7% sont unilingues anglais.3 Sans faire de détour et de courbettes hypocrites pour tenter d’éviter les jambettes ethnicistes, ici on parle du Québec profond, du coeur de la «nation» fondatrice, du ferment de ce qui subsiste de l’antique culture québécoise bref, du noyau dur que vous englobez et banalisez dans le salmigondis des «communautés culturelles». 4
Au reste, ce dernier groupe d’habitants qui constituent le tissu de la «nation» des Régions périphériques, sont des locataires dans leur propre «pays» : ils vivent sur le territoire, mais ne l’occupent pas au sens politique du terme ; ils ne prélèvent aucune taxe sur l’exploitation des ressources naturelles qui leur échappent en tout et pour tout, vivent sous tutelle de la capitale depuis 1608, soutirent leur pitance de la curatelle publique, et n’ont pas le pouvoir de gérer l’espace communal dans lequel ils vivent. À tous les référendums, ils votent massivement et instinctivement en faveur de l’indépendance : sans égard à la subtilité du préambule attaché au bulletin de vote ; sans comprendre que ces régions qu’ils habitent sont perçues comme des colonies par la capitale ; sans se douter qu’un Québec indépendant signifiera, à toute fin pratique, la reconnaissance et la sacralisation d’un État centralisateur outrancier ; sans comprendre, finalement, que l’«Indépendance», si elle survient, va permettre à l’État québécois maintenant délesté du boulet fédéral, d’enchâsser définitivement les tares de leur déchéance socio-économique et culturelle dans une constitution qui ne pourra plus s’ouvrir que par le fer, le feu, et le sang.
Dans ce contexte, le motif premier de votre rhétorique est donc facile à deviner! Parce que le vote du troisième groupe (les Régions périphériques) est acquis sans nuances à l’option indépendantiste du Québec depuis le début des années soixante-dix à cause de l’écrasante majorité des francophones de souche qui y vivent, parce que le premier (le Nord) s’impose et occupe politiquement la partie septentrionale du territoire, et parce qu’il vous faut maintenant séduire le deuxième (le Sud) qui porte intrinsèquement le poids des deux échecs référendaires (1980 et 1995) et le résultat du prochain référendum, vous nous (les descendants des «Anciens canadiens») faites disparaître brutalement et vulgairement —au besoin— dans les «communautés culturelles» et les «Franco Québécois»... comme des cadavres de parias que d’infâmes palefreniers jettent de nuit dans la fosse commune et les abîmes du temps.
C’est ce genre de mépris qui mène en droite ligne à la disparition d’un peuple ; c’est ce qu’on appelle philosophiquement un détournement d’Histoire, un génocide culturel ; c’est ce qu’on appelle plus brutalement un mensonge collectif, une trahison envers les siens ; c’est ce qu’il faut lucidement qualifier de «solution finale» planifiée de longue date. Mais rassurez-vous, vous n’êtes pas le premier théoricien (j’ai failli dire doctrinaire) à proposer de détruire le Québec profond pour le reconstruire à Montréal! Trente ans avant vous (en 1970), les termes de cette noire politique furent effectivement notifiés dans le sidérant rapport HMR qui avait «pour objet de proposer à l’État les orientations à retenir en matière de développement régional, pour le Québec».5 Voici ce qu’on y dit entre autres pour la survie (!) des régions périphériques peu productives :
«Il est concevable que dans les régions particulièrement en retard, un tel processus [de désintégration des municipalités peu peuplées] réduise encore le revenu per capita de ceux qui restent à la campagne, dans les villages où les petites villes. Et si personne, sauf les personnes âgées, les malades, les gens insuffisamment éduqués et les enfants demeurent dans les régions périphériques, il est évident que le revenu moyen en dehors de la ville va diminuer.
Il n’y a rien de répréhensible à supprimer la pauvreté et le chômage dans une région peu développée en attirant la population dans une ville dynamique [Montréal, en l’occurrence!]; l’essentiel des progrès passés s’est effectué précisément ainsi. Mais si tel est notre but, il faut être clair à ce propos et s’assurer que cela s’effectuera à une échelle suffisamment élevée pour éviter d’accroître la misère de ceux qui restent. Nous sommes confrontés une fois de plus avec le problème des seuils.» 6
Nous étions alors en 1970. Et pendant qu’on planifiait la fermeture de plusieurs régions périphériques pour sauver de la décadence certaine, Montréal (déstabilisée et inquiétée par la force d’attraction de Toronto), le Parti Québécois gonflait sa voile et rédigeait dans les cafétérias d’écoles et les sous-sols de boîtes à chanson son premier programme électoral. Le professeur Parizeau (HEC) notamment, un des grands ténors du mouvement, réclamait déjà à cor et à cri (de jour!), une décentralisation administrative et politique du côté fédéral afin de niveler les disparités régionales,7 alors qu’on rédigeait (de soir!) la politique qui allait faire du Québec, le cas échéant, l’un des États les plus centralisateurs au monde. Les régions périphériques n’avaient qu’à bien se tenir. Des Val-Jalbert grands comme des «pays», qu’il entendait faire ce beau monde...
Et c’est, d’ailleurs, ce qu’annonçait avec beaucoup de doigté et d’à propos le sociologue Gérald Fortin (votre ancien prof de Laval ?), dans son testament politique publié en 1971 chez Hurtibise HMH sous le titre, La fin d’un règne. Une région, une ville qu’il prédisait le charmant garçon! Ou à défaut d’y trouver les ressources et les prérequis pour y arriver, éliminer purement et simplement les régions inaptes à s’insérer dans le schéma des territoires à développer. Et c’est effectivement ce qu’on observe aujourd’hui trente ans plus tard dans certaines régions du Québec, et plus particulièrement en Gaspésie : «Les mécanismes en place —écrivait-il dans ce fabuleux bouquin— conduisent non seulement à la disparition des régions sous-développées au profit des centres métropolitains...» On ne peut plus clair! Voilà le Québec qu’on (les Lévesque, Parizeau, Trudel, Boivin, Bédard et consorts) nous fabriquait pièce par pièce et en sourdine dans les officines du Parlement, dans les congrès d’initiés et dans les universités, voilà pourquoi on s’acharne tant à vouloir fusionner tout ce qui bouge au Québec, et voilà les raisons de ce cirque littéraire dans Le Devoir du samedi depuis trois mois...
«Le développement régional, par ailleurs —poursuivait-il—, consiste non seulement à rétablir un équilibre économique entre des régions défavorisées et les régions fortement développées et industrialisées, mais consiste aussi à faire évoluer une société encore plus ou moins traditionnelle vers une société de type moderne. Rappelons brièvement que les grandes caractéristiques de cette société moderne sont la recherche de la rationalité, l’industrialisation, l’urbanisation, la bureaucratisation comme nouvelle forme de rapports humains et la participation.»
«Le développement régional, loin de négliger les centres urbains et polaires, doit au contraire, s’axer sur ces centres urbains et organiser l’hinterland en fonction de ces centres. Si la région est en effet une grande ville à faible densité, c’est d’abord le coeur même de cette ville qu’il faut développer.» Ceci et cela étant dit, dans votre dernier essai d’anticipation politique (La nation québécoise...), vous entendez former «pays» —c’est-à-dire créer un nouvel «espace collectif», une nouvelle «francophonie nord-américaine», une «nouvelle nation civique»— en brisant le vieux moule de la «culture publique» enracinée par l’histoire et les siècles, en déconfessionnalisant la société et en mariant incestueusement la «nation ethnique» de vos fantasmes à une «nation civique» décolorée, dépersonnalisée et libérée de sa substance profonde. La belle affaire! Grand Dieu que vous êtes compliqués et décevants! Prévisibles aussi, car on dirait une peinture à numéro! Mais comme vous vous appliquez à nous —les idiots du «pays» en devenir— le faire comprendre, vous faites cela, évidemment, pour le bien du peuple (!) :
«Pour les Canadiens français —écrivez-vous ce matin dans Le Devoir— le profit à retirer de ce déplacement symbolique est substantiel. Par exemple: soustraire leur nationalisme aux accusations d’ethnicisme, insérer leur culture dans des horizons plus vastes, renforcer la francophonie —[ce qui n’est en rien la nation et la culture canadienne-française de nos origines lointaines]—, mettre fin à toute forme d’exclusion ou de discrimination [...], ménager [aux immigrants] une possibilité d’intégration égale à celle dont bénéficient les citoyens de vieille ascendance [pour que ces derniers ne se trouvent pas] marginalisés». Pour la Cause et l’Option donc, dans le placard les Canadiens-français!!! Curieux tout de même ce virage à 180 degrés! Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais senti le besoin de me définir en tant que Québécois et je n’avais jamais eu à justifier ma place au sein du Québec multi-culturel et pluri-ethnique! J’étais chez moi : ils étaient les invités et les arrivants de dernière heure et nous étions leurs hôtes. Pourquoi, désormais, est-il nécessaire que je m’exécute ? Il me faut vous rappeler que présentement, dans les Balkans, on s’égorgent à qui mieux mieux pour moins que cela...
Dans cette partouse sémantique, le petit peuple et vos enfants du premier lit, qui se croyaient frères et soeurs et canadiens-français de la tête aux pieds, doivent se sentir un peu délaissés, métissés («Sans mentir, si votre ramage se rapporte à votre plumage, vous êtes le phénix des hôtes de ces bois»). Mais à cela, je vous rétorquerai simplement que ce qui forme «pays» dans les faits et dans le mode de reconnaissance internationale, ce n’est pas tant les gens (la Nation) qui l’habitent que la convention (la Constitution) qui les unit et les lois qui les policent (la Cité) ; et que ce qui forme l’esprit de la «nation», c’est la conscience commune et le sentiment d’appartenance au territoire bref, la famille de monsieur-madame tout le monde, assaisonnée d’une histoire, d’une identité et d’un rêve communs. Et c’est cet axiome que vous êtes en train d’écarteler pour pouvoir rentrer le chameau dans le chas de l’aiguille.
Dans leur collectif, Option Québec, publié en 1968, les fondateurs du Parti Québécois soutenaient avec une certaine candeur que «le social nourrit le national jusqu’à ce que le national apparaisse comme la clé indispensable d’un mieux-être social». De fait, rien n’était plus juste! C’était l’époque où on parlait franc et dru ; c’était l’époque où les descendants des «Anciens canadiens» n’avaient pas peur de s’afficher à la face des nations de la Terre comme membres d’un peuple fier de ses racines, capable de bâtir «pays» ; c’était l’époque où le peuple signifiait encore quelque chose à l’édifice du Parlement ; c’était l’époque où les députés représentaient encore, parfois, des communautés d’intérêts et des territoires! «Plus je regarde la situation actuelle des nôtres au Québec et au Canada —écrivait alors Doris Lussier, l’un des pères du mouvement indépendantiste— plus s’affermit ma conviction profonde que pour la nation canadienne-française, l’indépendance est une question de vie ou de mort». En se faisant l’écho d’une telle clameur, le célèbre personnage était loin de faire dans le romantisme nationaliste et la nuance, et n’exprimait qu’une vérité claire et dure. Oui! c’était la belle époque. En ce temps-là, nul besoin d’écrire de livres pour torturer les mots et forniquer avec la sémantique. L’essentiel était perceptible d’entrée de jeu, même aux illettrés. On n’avait qu’à choisir et à prendre son camp! L’ennemi était bien identifié.
Mais il faut reconnaître que les temps ont bien changé! Maintenant il y a ceux et celles qui se sont emparés de l’Option! Il y a vous, votre frère, quelques beaux parleurs, quelques lettrés funambules et tous les autres qui s’accrochent aux mamelles du régime en attendant de s’emparer du territoire avec les gens qui l’habitent, pour se faire un fief, un abri fiscal, un ou deux casinos qu’ils disent exploiter au nom d’un idéal (sic) que dis-je, au nom du peuple, de la nation et de la langue —et, depuis quelques jours faut bien le dire, au Diable le Christ, ce sera au nom de tous les dieux dans les régions périphériques, puisqu’il faut séduire le nouveau Montréal profane et athée! Maintenant, c’est à celui qui parle haut et fort dans les cahiers spéciaux des grands journaux, c’est à celui qui ne dit mot en faisant mine de tout dire, c’est à celui-ci qui brandit l’encensoir et à celui-là qui passe le pot de vaseline. Le «flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute», cela est bien connu! Mais en ce qui me concerne, vous pouvez toujours causer et périphraser, vous avez beau rédiger des manifestes en trempant votre plume dans le sang de la «race», et vous avez beau en remettre sur l’autel de la «nation» —car les mots ne sont plus rien s’ils n’ont que le souci de plaire et qu’ils n’en nourrissent aucun pour la vérité.
Dans ce contexte, comment ne pas en profiter pour vous rappeler également que la souveraineté nationale n’est pas la souveraineté populaire et que dans une dictature le peuple n’est jamais souverain. Et croyez bien que s’il fallait que le Québec obtienne la sienne en s’emparant de la mienne, ce serait un bien triste jour pour nous tous. Car à vous voir aller et manigancer, je comprends que la démocratie n’est plus que le fait d’une classe de bien éduqués, de quelques beaux parleurs, de comptables, de fiscalistes et de banquiers ; et que l’esprit et le droit de la majorité n’ont plus rien à voir avec les désirs et les choix sacrés du peuple. L’historien russe Alexandre Soljenitsine, qui est sorti de l’enfer totalitaire pour tomber dans celui de la décadence capitaliste de la fin de ce millénaire, soutient que la démocratie ne saurait être sans partir de la base qui doit insuffler une pulsion progressiste au pouvoir exercé par les élus : le député, poursuit-il du même souffle, doit être stimulé par la réflexion de la base et ne doit être l’esclave d’une ligne de parti qu’il appelle «agitation politique». Eu égard à cette mise en garde passablement éclairée, la dérive actuelle du Québec m’apparaît bien périlleuse...
Aujourd’hui, avec trente ans de recul, le scénario, bien que réadapté au besoin et au fil des grands événements, est maintenant perceptible à l’oeil nu : sous prétexte fallacieux de moderniser l’archaïque Québec agricole en l’urbanisant davantage et en rationalisant la présence industrielle, on commence par modifier la carte géo-politique des régions et de certaines localités, on fait disparaître les vieilles structures politiques au profit de nouvelles et on crée des MRC pour donner l’illusion d’une participation régionale efficace au sein des pouvoirs décisionnels à Québec ; sous prétexte d’ouvrir le Québec sur le monde et de créer une terre d’accueil propice aux investissements étrangers, on entreprend un vaste programme d’homogénéisation culturelle en détruisant l’un après l’autre tous les points de repère socio-historiques (le pendant de la «Révolution culturelle» en Chine), on sort l’histoire, la philosophie et les sciences humaines des écoles —c’est-à-dire tout ce qui peut porter un regard critique sur la société et menacer la bonne marche de la révolution en cours— et on abandonne toute responsabilité devant le saccage du patrimoine bâti et environnemental ; sous prétexte de rationaliser les biens et services, on fait éclater les structures politiques locales en fusionnant les paroisses, les villes, les commissions scolaires, la santé et les services sociaux dans l’espoir qu’il n’en subsistera qu’une seule —structure— et que la population n’y verra que du feu («un Québec, une ville», qu’il disait le sociologue!) ; sous prétexte de l’inéluctable mondialisation des marchés (sic) et de l’assainissement des finances publiques, l’État se déleste de ses responsabilités, se privatise et se vend au plus offrant comme une salope, et favorise la fusion des entités corporatives et des Caisses populaire ; sous prétexte de s’ouvrir à la ramée de nouveaux arrivants et d’éliminer le racisme au sein de la population d’accueil qui pourrait montrer de l’impatience parce que tassée dans ses habitudes, on crée une politique de préjugé favorable envers les minorités (surtout visibles), on vante les mérites d’un Montréal pluri-ethnique, déculturé, dépersonnalisé et soulagé de toute sa substance socio-historique, on crée le culte du «citoyen rose et fleur bonbon», trépané, déboussolé, dépersonnalisé, et on ferme la boucle en procédant à la déconfessionnalisation des écoles en région dans l’espoir machiavélique —osons dire méphistophélique— d’avoir enfin réussi à éliminer les derniers relents de la «nation» canadienne-française, curieusement devenue, depuis l’échec de 1995, une menace à l’Option.
Dépouillé de ses points de repère socio-culturels et historiques, le citoyen québécois n’a plus aucun recours et «il ne lui reste aucune vertu pour les grandes actions futures» (Buies) : il est à la merci de ses guides, de l’État, des forces nouvelles et du nouvel ordre économique mondial ; il est incapable d’agir sur sa destinée ; incapable de partager avec d’autres, le sentiment d’une commune appartenance. Tuez la mémoire, manipulez l’histoire et la conscience, et vous aurez alors une emprise sans contrainte sur le présent et sur l’avenir : «Faites évanouir toute vie sociale —disait Émile Durkheim—, et la vie morale s’évanouti du même coup, n’ayant plus d’objet où se prendre». Si le peuple juif n’était pas sorti d’Égypte avec sa mémoire, sa langue, son livre d’histoire (la Bible) et sa conscience (la foi en Dieu), il n’existerait plus depuis 3000 ans...
Voilà où nous en sommes! Voilà pourquoi «la mémoire représente un important sujet d’inquiétude» dans votre manifeste de ce matin. Voilà ce qu’est un génocide culturel planifié! Voilà le Québec actuel! Voilà le plan réajusté au fil des ans, l’Option transfigurée! Voilà le noir scénario auquel vous participez sciemment depuis le début des années 1990, vous, votre frère, vos camarades et le sérail dans lequel vous pataugez. C’est ce qu’on appelle sortir d’un rêve pour entrer dans un cauchemar. Et c’est le râle déconcertant de l’inénarrable Jacques Parizeau, le soir du référendum de 1995 qui trahit, en bout de course, la nature de ses angoisses profondes et qui révèle au grand jour le caractère de la démarche particulièrement bien étudiée des gardiens de l’orthodoxie sécessionniste —c’est-à-dire du «Québec une nation, un pays... une ville» : «On a été battu par l’argent et les votes ethniques». Un aveu à la fois sidérant et inespéré pour ceux et celles qui veulent voir clair.
Voilà le programme! Tout est là! En un seul barrissement! Et on s’est empressé de refermer aussitôt le cadavre de Monsieur, sans l’autopsier, dans l’espoir de camoufler les vers qui grouillent en son sein...
***
Ainsi donc, il y a trois décades à peine, les pionniers du projet sécessionniste entendaient bâtir «pays » sur la base de ce qui survivait de la langue, des us et de la culture française en Amérique. Aujourd’hui, parce que la métropole décadente a été passablement allégée de sa substance ethno-culturelle francophone, parce qu’on y parle de multiples dialectes et qu’on y adore tous les dieux sauf Celui de nos pères, parce qu’elle a versé dans le melting pot à l’Américaine et qu’elle forme la clé de voûte référendaire (3% ou 4% de votes, c’est tout ce dont vous estimez avoir besoin), vous essayez de transformer l’image de la réalité pour favoriser votre rhétorique sécessionniste. Vous tentez de donner du Québec l’image faussée d’«un territoire, un peuple, une nation, un pays», alors que la réalité présente est toute autre et qu’il s’agit plutôt de «trois territoires, trois peuples, trois nations, trois pays» (le Nord, le Sud et les Régions périphériques), des «communautés distinctes» dans le vrai sens du terme qui ont tout autant le droit de réclamer un «pays» bien à eux. C’est là la stricte et brutale réalité! Et aucun discours, si séduisant soit-il, n’y changera rien. Valsez, valsez tant que vous voulez sur le fil des mots, émasculez la racine des verbes, tordez les concepts jusqu’à l’épuisement, un jour que j’imagine pas très lointain, sans qu’il ne soit possible d’y échapper, cette réalité va tous nous rejoindre...
Si les Canadiens français prenaient conscience que vous êtes en train de les assassiner en tant que peuple et nation, vous devriez fuir cette terre! Et ne vous l’ai-je pas dit ? J’ai une sainte horreur de ceux qui me méprisent!
Russel Bouchard
Historien
Pays du Saguenay
P.-S. À nous voir collectivement aller, hésiter, gémir, reculer, buter sur les mots depuis plus de trente ans, à vous voir causer et pérorer, je comprends désormais que le Québec ne sera jamais un pays, même libéré de l’entrave canadienne. Car un pays, un vrai, celui qui implique et nécessite le sacrifice de tous pour le bénéfice de tous (pas seulement pour celui de Montréal et de Québec!), ça ne se quémande pas en quêteux comme vous le faites depuis tant d’années, ça ne se négocie pas sur les parquets boursiers et ça ne se conçoit pas en jouant au scrabble dans les cahiers du samedi —furent-ils du journal «Le Devoir ». Ça se prend! Avec les ongles s’il le faut! Et je ne crois pas que vous et votre petite clique de mandarins accepteriez d’y perdre la moindre rognure d’un doigt de pied...