Les délires d'Akakia

dimanche, mars 28, 2010

Paul Desmarais et la mort programmée de l'industrie papetière au Saguenay

Photo du haut : De gauche à droite, le richissime milliardaire ontarien, Paul Desmarais, le président Sarkozie et Jean Charest. Voilà comment s'est construit l'Empire Desmarais... et voilà comment ce business man chouchouté par toutes les républiques de bananes de ce monde a réussi à enfiler le peuple québécois par la cour arrière...

En bas, photo très rare du Château de Paul Desmarais, à Sagard, le Vaux-le-Vicomte du Saguenay. Il a fallu, aux Français, passer par 1789 pour se débarrasser de la tyrannie monarchique et des abus dont ils ont été les auteurs. À quand la libération du peuple québécois de l'esprit des profiteurs de régime qui savent comment titiller la vénalité et la petitesse des hommes d'État pour s'enrichir démesurément au détriment des populations qui ont eu le malheur de les trop bien accueillir ?


Planté au coeur même du massif laurentien, dans ce qu’il serait effectivement convenu d’appeler le «refuge du paradis», le «Domaine Laforest» (un euphémisme ici) s’étire sur 80 km de long, fait près de 22 000 âcres de superficie et marie, en un seul bloc monolithique, les régions contiguës de Charlevoix et du Saguenay. Au coeur de cet éden qui échappe totalement aux regards des régionaux (et du fisc québécois et canadien), on y dénombre, entre autres joyaux, au moins 32 lacs gorgés des plus belles truite du «Royaume», une quarantaine d’orignaux et une faune à la fois riche et variée. Au bas mot donc, pour couper court à une liste d’avantages et de privilèges princiers qui n’en finirait plus d’être allongée ici, un terrain de chasse impérial évalué —sous-évaluée, faudrait-il dire— au rôle de la Municipalité régionale de comté de Charlevoix, à 7 746 100$. Aussi bien dire une broutille, pour ce monarque qui trônait déjà, à l'époque, sur un actif de 10$ milliards et qui recevait, au bas mot, 33$ millions en émoluments annuels.

Au cas où les Saguenéens auraient déjà oublié, je prends le temps de leur rappeler que c’est en novembre 1974, alors que Paul Desmarais s’envoyait en l’air avec le portefeuille d’actions de l’usine papetière Consolidated-Bathurst, de Port-Alfred, dans la belle baie des Ha ! Ha !, que l’industrie forestière sagunéenne a commencé à rendre l’âme. À cette époque où tout le monde filait son petit bonheur avec la plus suave des insouciances, Missié Paul était perçu comme le dieu du stade, des affaires et de la réussite canadienne-française. Canadien français né en Ontario, il était vénéré par les Québécois comme le héron de la fable, et il le leur rendit bien. Voici les faits, tels que je les ai reportés dans mon livre « Les annales de l’industrie forestière au Saguenay », publiés en 2004, pages 270-281.

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EXTRAIT :
Les observateurs les plus aguerris, qui ont eu à témoigner de cette escobarderie à grande échelle, n’hésitent pas à qualifier l’épisode de « l’un des plus dramatiques de toute l’histoire des grandes sociétés au Canada » ; ce qui n’en reste pas moins à nos yeux qu’un puissant ballet de veuves noires permettant à quelques commensaux de renom et à une cohorte de thuriféraires d’écrire des élégies sur le génie d’affaires du président-directeur général de la Power Corporation, Paul Desmarais (Missié Paul pour les admirateurs et les obligés), et de son alter ego à la présidence de la Consolidated-Bathurst, William Turner (Bill pour les intimes). « As-tu vécu aux Laurentides quelques jours heureux de ta vie ? C’est ce qui reste de l’Atlantide quand elle était paradis », écrira d’ailleurs Maurice Druon en vantant les qualités de la table et les beautés du domaine Laforest, paradis perdu au coeur du massif laurentien, l’émirat de Sagard, un fabuleux domaine de 80 km carrés qui aurait fait se décomposer de jalousie le premier locataire de Versailles .

Cette danse macabre, qui a fait passer à la légende le brillant homme d’affaires pour avoir gravé l’épitaphe de la Compagnie Price, débute pendant l’été 1974, lorsque Tittemore annonce son intention de procéder à un ambitieux programme de modernisation des usines placées sous sa gouverne —des investissements évalués à environ 74 M$. Confrontée alors à un impérieux problème de liquidité, la haute direction de la Compagnie étudie toutes sortes d’opportunités, dont celle de fusionner une partie de ses activités avec une autre entreprise canadienne pour préserver sa quote-part du marché et rassurer les actionnaires qui craignent une importante dévaluation boursière. Dans les milieux financiers, plusieurs noms de vendeurs —ou d’acheteurs— potentiels sont avancés, mais c’est surtout celui du groupe Abitibi qui retient l’attention des observateurs, et qui fait l’objet d’une offre. Desmarais l’Ontarien y trouvera là l’occasion de sa vie pour démontrer ses habilités et inscrire son nom au panthéon des richards canadiens si bien glorifiés par l’auteur de L’establishment canadien .

Le dénouement de cette théâtrale cabale relève du grand art qui rend grâce aux plus grandes passions de ce bas monde, l’appât du gain, l’amour du pouvoir, la vanité, le lucre. Et le lecteur prendra certainement grand plaisir à en suivre le fil des événements jour après jour, du 14 au 21 novembre, telle que captée sur le vif par les journaux et inscrite dans l’histoire canadienne par le contenu d’une érudite enquête déposée en août 1976 à la Commission royale d’enquête sur les groupements de sociétés ; alors que la légende rocambolesque de Desmarais l’Ontarien prend son envol dans cette entrée dithyrambique, pour prendre peu à peu du poids, beaucoup de poids, au fur et à mesure qu’on découvre l’ivresse des havanes, qu’on s’échange les vapeurs de Dior et de Chanel dans les accolades, qu’on se la raconte cette formidable histoire entre courtisans, journalistes, politiciens, financiers, videurs de pots de chambre et poètes qui y ont pris part à un moment quelconque autour de la table de Sagard.

Avant d’aller au fait, par souci d’alléger le décor opaque de cette scène pourtant moliéresque, rappelons d’abord les noms des grandes entreprises impliquées : Abitibi Paper, Price Limitée, Consolidated-Bathurst, Domtar, et l’Associated Newspapers Group. Rappelons, ensuite, ceux des grandes institutions financières qui s’échangent les portefeuilles d’actions : dont Power Corporation, Argus Corporation, Canadian Pacific Pension Fund, Cemp Investments, Standard Life, la Banque Royale, la Banque de Montréal, le Royal Trust, la Caisse de Dépôt, les bourses de Montréal et Toronto. Et rappelons, enfin, ceux des messagers et acteurs qui ont occupé l’avant-scène : Thomas (Tom) Bell, président du conseil d’administration et président de la compagnie Abitibi ; Harry Rosier, président et chef de l’exploitation de la compagnie Abitibi ; Charles L. Gundy, membre du conseil d’administration de la compagnie Abitibi et président du conseil d’administration de la Wood Gundy Ltd, la maison d’investissements de Toronto ; C. R. Tittemore, président de la Compagnie Price ; Robert E. (Bob) Morrow, membre du conseil d’administration de la Compagnie Price et associé au cabinet montréalais, Ogilvy, Cope, Porteous, Hansard, Marler, Montgomery & Renault ; Bill Turner, président de la compagnie Consolidated-Bathurst ; Arthur Pattillo, président de la Ontario Securities Commission. Et nul autre que Paul Desmarais, président-directeur général de Power Corporation of Canada, l’attachant Monsieur Jourdain, le Bourgeois gentilhomme de Sudbury...

Voici donc les faits tels que je les crois dignes d’être rapportés :

Jeudi, 14 novembre
À l’ouverture des bourses de Montréal et de Toronto, Tom Bell, président du conseil d’administration et président de la Compagnie Abitibi Paper, publie son offre d’achat historique (OPA) et annonce son intention d’acquérir 49% des actions ordinaires de la Compagnie Price (soit 4 830 000 actions, totalisant 86,9 M$), au prix de 18 $ l’action, alors que la valeur au marché n’est que de 12 $ . Cette offre inattendue, qui assure aux détenteurs un bénéfice facile et immédiat de 6 $ l’unité, est faite au nom d’une filiale d’Abitibi, par l’entremise de Wood Gundy Limited. Elle expire à 9 h 45 normale de l’Est, mardi matin, 19 novembre. Ferrés comme poissons, les détenteurs d’actions tirent sur le fil du téléphone et avisent leurs courtiers en valeurs mobilières de vendre sans plus tarder.

Informé de l’OPA surprise alors qu’il assiste à une conférence sur la commer¬cia¬li¬sation, à La Sapinière de Val-David (Qc), Tittemore, passé de chasseur à chassé, émet un communiqué catastrophe dans lequel il affirme que la Compagnie Price n’a reçu aucun avis préalable et qu’il n’a eu, lui, le président en fonction, aucune connaissance de cette offre avant son annonce ; ce qui n’est pas conforme aux règles établies, et ce qui lui accorde, plaide-t-il, un sursis de 48 heures en vertu d’icelles. Sans plus attendre, Tittemore convoque ensuite son conseil d’administration à une réunion extraordinaire pour étudier la question, et demande aux actionnaires de ne poser aucun geste précipité. Dans son fort intérieur, il espère une offre de Domtar, la compagnie de papier journal de Argus Corporation, qui détient déjà 7% des actions Price, mais celle-ci ne viendra pas .

Vendredi, 15 novembre
À Toronto, aux petites heures du matin, le président du conseil de la Ontario Securities Commission, Arthur Pattillo, convoque les premiers responsables à son bureau pour 9 heures 30. Parmi eux, John A. Tory, administrateur et principal conseiller juridique d’Abitibi, et J. R. Kimber, président de la bourse de Toronto. Dans le feu roulant de la discussion, Pattillo n’y va pas par quatre chemins et informe les deux hommes qu’il a le pouvoir de suspendre les négociations en cours s’il le juge à propos. Il leur demande une prolongation de 48 heures de l’OPA, mais accepte finalement un compromis de 24 heures ; ce qui renvoie la conclusion de la transaction à l’ouverture des bourses, à 9 heures 45, mercredi 20 novembre . Par ce nouveau délai, Patillo dit vouloir atténuer le vent de panique qui s’est emparé des petits actionnaires de Price et donner une chance à la réflexion .

Appelé à commenter les entrefaites, dans un communiqué laconique —qui montre à quel point les médias sont loin de se douter qu’un événement important se prépare sur les parquets boursiers de Montréal et Toronto— un commentateur du quotidien La Presse, Lionel Desjardins, annonce que deux joueurs de haut calibre (Argus Corporation et un anonyme qu’on croit être Domtar) se préparent à déposer une contre-proposition, au plus tard lundi matin ; et que l’Associated Newspaper Group, de Londres, le prin¬cipal actionnaire de Price, s’objecte officiellement sous prétexte que l’offre initiale « ne reflète pas la valeur réelle ou potentielle de la compagnie Price ».

Samedi, 16 novembre
Les bourses sont fermées. Rencontres d’alcôves : on se morfond de désespoir ; on tente des scénarios ; on évalue les possibles ; on propose des alliances par avocats interposés comme il se fait en pareil cas dans ces milieux ; on se frotte les mains ! Depuis hier, Bud McDougald, président d’Argus Corporation, essaie d’établir un support légal pour une offre d’échange d’actions au pair avec liquidités, ce qui aurait l’avantage de mettre Price à l’abri de la déferlante. Mais le temps manque désespérément. Les chances d’y arriver avant l’expiration du délai sont du reste si minces, que McDougald laisse tomber la serviette au petit matin. Aucun énervement dans les journaux du Québec cependant. En dehors des actionnaires et de quelques esprits futés, bien peu de personnes ont compris l’ampleur du raz-de-marée qui se prépare. La Presse parle bien d’un « enjeu d’importance », mais le chef de pupitre n’a pas cru justifié de mettre l’événement à sa une. L’appât du gain est maître en tout, l’emporte sur la prudence, sur la raison, sur la solidarité humaine la plus élémentaire. Dans cette église d’Épicure, il n’est d’infidèles que les faillis.

Desmarais, qui a passé la semaine précédente à Paris et qui débarque à peine de l’avion, n’a été mis au courant de l’OPA d’Abitibi que le matin du 16 novembre par son adjoint exécutif, John Ray. Rien d’autre ne transpire de sa fin de semaine, ni de ses rencontres d’ailleurs, ni de ses conversations téléphoniques. Il prendra l’avion demain soir en direction de Winnipeg pour assister à une réunion des administrateurs du Investors Group ; une société qui gère alors le plus important groupe de fonds mutuels au Canada, qui joue du reste à pleines mains autant dans l’assurance-vie que dans les fonds mutuels, et qui contrôle la Great West, la Compagnie d’Assurance-Vie et le Montreal Trust . Dans le monde de la haute finance canadienne, il est dit que s’il est un paradis pour les initiés de cette sorte de négoce, ce ne peut être que dans le jardin du Group !

Dimanche, 17 novembre
Arrivent à Montréal en catastrophe, trois représentants de l’Associated Newspaper Group, un holding londonien qui contrôle la Compagnie Price avec 17% d’actions. Il s’agit de Vere Harmsworth, président du conseil et chef de la direction ; de Michael Shields, directeur général ; et de Peter J. Saunders, secrétaire et administrateur. Bien que cette société s’occupe principalement de publier le Daily Mail et l’Evening News, elle fait également dans le pétrole, celui de la mer du Nord qui noircit plusieurs mains anglaises, dans un gisement où elle partage des intérêts (18,9%) avec la Compagnie Price. Depuis 1972, c’est ce triumvirat londonien —Harmsworth-Shields-Saunders— qui représente l’Associa¬ted Newspaper Group au sein de la direction de Price et qui a mandat de décider au meilleur des intérêts de leur société. De concert avec Tittemore et Morrow, les trois Londoniens décident de rejeter l’OPA d’Abitibi et se mettent en quête d’un nouvel enchérisseur.

Lundi, 18 novembre
Tittemore, Harmsworth et consorts embarquent dans le réacté de la Compagnie Price et s’envolent en direction de Toronto, pour une rencontre avec Thomas Bell, président d’Abitibi. Le chasseur rencontre sa proie ! Le goupe Harmsworth, qui dit se heurter à des problèmes de change et de fiscalité au Royaume-Uni, s’avoue dans l’impossibilité de déterminer si l’offre de 18 $ est raisonnable, sans savoir d’abord si la Banque d’Angleterre considère son placement dans la Compagnie Price comme un placement direct ou un placement de portefeuille ; des subtilités d’initiés qui font toute la différence semble-t-il entre un gain substantiel, un simple gain et une perte .

Les discussions vont tant et si bien, qu’au cours de la journée l’Associated Newspaper Group offre verbalement de céder un million d’actions Price à la compagnie Abitibi et d’accepter un siège au sein de son conseil d’administration. Le deal est conclu par une poignée de mains, et Bell annonce dans un communiqué rédigé à la diable le succès de l’offre, incluant la prise de contrôle. Mais l’affaire change de ton le soir venu. Sur le vol le ramenant à Montréal avec ses gens, Harmsworth apprend que la Banque d’Angleterre considère le placement dans la société Price comme un placement direct et non un placement de portefeuille, ce qui réduit sensiblement la valeur de l’offre soumise par Abitibi. Tombée de rideau donc pour Harmsworth, et entrée en scène de l’Ontarien.

Mardi, 19 novembre
Paul Desmarais et Bill Turner se rencontrent pour discuter de l’affaire, forment un groupe de travail pour évaluer l’opportunité de déposer une contre-offre, et, si oui, de quelle manière elle doit être faite, selon quelles modalités et quel mode de financement. Assistent à cette grave réunion, des représentants de Power Corporation, de Consolidated-Bathurst, de Ogilvy (conseiller juridique de CB), et de C. J. Hogdson (courtier en valeurs qui aura éventuellement la tâche d’agir au nom de la Consolidated-Bathurst).

À 10 heures du matin, Desmarais téléphone a Bill Morrow, pour négocier un échange sur les 17% d’actions Price détenues par Associated Newspaper Group, assorti d’une offre privée aux actionnaires institutionnels, ce qui permettrait d’obtenir le contrôle —et ce qui aurait l’avantage d’apaiser les nationalistes québécois qui ne pourraient que se réjouir de voir ainsi le siège décisionnel de Price retourner au Québec . Mais la manoeuvre échoue après avoir été annoncée comme une éclatante victoire dans les journaux (dont l’heure de mettre sous presse est à midi), tout simplement parce que la règle qui limite une telle offre à 14 actionnaires institutionnels, rend impossible toute prise de contrôle .

À midi, Desmarais qui a pris l’affaire en mains, donne un nouveau coup de téléphone à Morrow pour l’inviter à se joindre à une nouvelle table de travail. Nullement étonné de cet appel, Morrow arrive de suite avec Tittemore pour revoir le fil des événements et reprendre les discussions. Il est 14 heures. À 18 heures, Harmsworth, Shields et Saunders les y rejoignent. La fièvre monte d’un cran entre les négociateurs et s’empare des actionnaires, petits et grands. Le Saguenay–Lac-Saint-Jean retient son souffle. La concertation entre les deux hommes dure deux heures. Elle débouche sur un accord de principe qui ne demande plus qu’à être peaufiné pour le dépôt d’une nouvelle OPA. Ce qui requiert l’habilité de Paul Desmarais à manoeuvrer avec les banques, la propension à la négociation des autres, et la vivacité de Bill Turner sans qui, rendons à César ce qui est à César, le génie d’un seul n’aurait su se manifester avec autant d’éclat.

Le blitz se termine à 3 heures trente du matin dans un estaminet de Montréal où on termine la nuit comme des philistins à se taper dans les mains et à mordre dans un sandwich pris sur le bras du vaincu, un sandwich de 80 M$ si ça se trouve qui servira de point d’appui à la légende naissante de Desmarais l’Ontarien. Ce qui nous amène à ce fameux communiqué de presse où Turner annonce que sa compagnie, la Consolidated-Bathurst, s’est finalement assurée par voie d’échange à deux pour une, les 17% d’actions Price détenues par l’Associated Newspaper Group (soit 1 860 770 actions Price, pour 930 385 actions CB), et qu’il a demandé à son courtier d’acheter, dès l’ouverture de la bourse (ce qui nous rend donc au mercredi, 20 novembre, à 9 heures), 4 millions d’actions Price (40% environ, pour une somme de 80 M$), à 20$ l’unité (soit 2$ de plus qu’Abitibi) .

Si la mise à mort de la Compagnie Price se conclut ainsi, le deal profitera donc comme il se doit à l’une et à l’autre des sociétés... et Desmarais aura su effectivement s’en mettre plein les poches : primo, Consolidated-Bathurst détiendra 57% ou 58% des actions Price et deviendra le plus grand producteur de papier journal du continent ; deuzio, Associated Newspaper Group, qui s’est assurée une priorité d’approvisionnement en papier journal, détiendra de surcroît 13% d’actions dans Consolidated-Bathurst ; tertio, l’Ontarien aura su préserver sa mise voire même décupler sa force puisqu’il détient toujours 38% des actions de Consolidated-Bathurst et qu’il s’est attaché la clientèle de la presse londonienne (d’où le côté droit du génie qu’on lui attribue dans cette société triviale qui n’en a pas de gauche !).

Mercredi, 20 novembre
Ce revirement théâtral s’explique mal par contre chez certains observateurs régionaux qui, à la dernière minute, ont finalement compris que c’est aussi, à quelque part, l’avenir de l’industrie forestière au Saguenay–Lac-Saint-Jean qui se joue dans cette dramatique hautement pécuniaire. D’autant plus inexplicable, commente Berberi dans Le Quotidien, qu’un porte-parole de Power Corporation qui est l’actionnaire majoritaire de la Consolidated-Bathurst (Maurice Sauvé, le vice-président de CB, pour ne pas le nommer), a affirmé quelques jours auparavant, « que cette société à capitaux diversifiés ne caressait pas une ambition comparable à celle d’Abitibi » .

Mais l’heure n’est plus aux états d’âme (l’eut-elle déjà été ?!). Les jeux sont faits. Ça passe ou ça casse... ! Tel que prévu, à 9 heures du matin, la Consildated-Bathurst fait part de son offre de 20 $ sur les parquets boursiers de Montréal et de Toronto qui suspendent de ce pas toute négociation des actions Price. Débutent alors les pourparlers entre les représentants des Bourses, de Wood Gundy Ltd, et de J. Hodgson Inc. pour l’édiction des règles du jeu en fonction des contre-propositions à venir, lesquels s’entendent finalement pour donner à Abitibi jusqu’à demain après-midi, jeudi 21 novembre, à 14 heures, pour soumettre une deuxième offre.

Et puis c’est la rumeur ! La rumeur qui mêle tout le monde et qui est nullement démentie par les principaux intéressées ; la rumeur qui énerve les chantres du Parti Québécois en route pour le pouvoir ; la rumeur qui secoue le Saguenay–Lac-Saint-Jean de l’Ashuapmushuan à Petit-Saguenay, première capitale de la Maison Price ; la rumeur qui permet à ceux qui la lancent et à la presse qui lui donne vie, de duper tout le monde sous prétexte d’être dans les affaires, de faire dans la haute finance qui donne tous les droits et plus particulièrement ceux que l’honneur ne saurait valoir ! Rumeur disant que si Abitibi renchérit pour rapporter la victoire, le siège social de Price déménagera de Québec à Toronto ; rumeur amplifiée par Desmarais qui déclare que l’offre de Consolidated a pour but de conserver le siège social de Price au Québec ; rumeur clamant que si Abitibi achète Price, Consolidated achètera Abitibi, et qui en pousse à demander à Ottawa d’intervenir « parce qu’une telle transaction donnerait à Power Corporation un contrôle « trop considérable » sur l’industrie des pâtes et papiers au Canada. »

Jeudi, 21 novembre
À 13 heures 45, quinze minutes avant l’expiration de l’offre d’Abitibi, alors que la tempête de neige du siècle (une autre !) secoue le sud du Québec, Abitibi renchérit avec une offre de 25 $ l’action pour un contrôle de 51%. Desmarais a jusqu’à 16 heures pour répliquer. Les marrons sont tirés ! Sur le champ, l’Ontarien décide de céder du revers de la main ses 1,8 millions d’actions Price. Pourquoi s’acharner et risquer de compromettre la sécurité financière de la Consolidated-Bathurst en offrant davantage ? Les jeux étaient à 18 $ l’action lorsque la partie a débuté le 14 novembre ; ils finissent à 25 $ l’action. Selon les estimateurs boursiers qui ont eu à évaluer ce cas d’espèce, ces deux journées et demi de travail lui auront valu un gain de 24,6 M$ en argent liquide (grâce à la seule émission canadienne d’actions sur le marché à la baisse de 1974) ; gains auxquels s’ajoutent les 879 000 actions qui valent alors ~22 M$ et l’important marché d’approvisionnement de papier journal à l’Associated Newspaper Group.

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Voilà donc les faits, à ce tournant de nos annales ! Les faits soumis au lecteur, pour lui permettre d’évaluer la qualité des acteurs qui ont pris part à ce jeu d’initiés et pour tenter de mesurer la souffrance des populations entières qui en ont été les dupes et les victimes. Voilà les faits tels que ravis à l’écheveau de l’oubli et au prisme temporel. Les faits simples, purs, durs et crus. Les faits reportés avec le souci souverain de comprendre, de rendre justice à la vérité historique, témoigner, instruire et corriger si possible. Habitués de négocier avec une entreprise de type familial (la Compagnie Price), les Saguenéens et les Jeannois devront désormais s’habituer à composer avec une multinationale sans racines, insensible à leurs douleurs, motivée uniquement par la quête de profits —qui leur échappent— et dirigée par des gérants corporatifs beaucoup moins soucieux des besoins régionaux et peu enclins à respecter les acquis sociaux récupérés de peine et de misère, au cours d’une histoire qui aura duré 136 ans —de 1838 à 1974— entre la population saguenéenne et la Maison Price.

Posons-nous simplement la question : Trente ans après le fait, en ce début de millénaire, que reste-t-il, pour nous et pour notre suite, des usines de Jonquière, Kénogami, Alma, Port-Alfred ? Que reste-t-il de ces lambeaux d’usines et de cette forêt saignée à blanc, laissées à l’abandon par des spéculateurs boursiers, des pilleurs de peuple, des détrousseurs de grand chemin ? Où en est la population régionale dans sa quête du bonheur ? Trois questions qui doivent interpeler les consciences. Toutes les consciences ! Pour ma part, le vrai résultat, celui faisant depuis lors que le Saguenay–Lac-Saint-Jean soit contraint de produire plus de dividendes à des profiteurs étrangers avec plus de bois et plus de sueur pétris dans les liqueurs des usines surannées, m’indiquent que ces gains se sont faits sur le dos de sa population et que la recherche du bonheur qui est le propre de toute société en quête d’une destinée, société si primitive soit-elle, n’a pas compté le moins du monde dans l’esprit de ceux qui se sont échangé nos moyens de production et nos ressources naturelles pour satisfaire, celui-ci son ego, celui-là son avarice, cet autre pour compenser son vide dans la satisfaction d’un fantasme.

On ne peut observer l’histoire qui nous soumet sans la soumettre à son tour à un regard propre. C’est le propre des esprits libres. N’ayons pas peur des mots : la haute finance, c’est le vice des hommes qui s’accouple dans le vide de l’État. Appelé à se pencher sur les conséquences perverses de la fusion Abitibi-Price et sur l’épidémie de fermetures qui va frapper après coup les usines de pâtes et papiers du Québec, le ministère des Terres et Forêts conclura trois ans plus tard —dans les termes d’une commission parlementaire formée en 1977— que la prise de contrôle du groupe Abitibi a contribué à « affaiblir la concurrence dans cette industrie » et qu’elle a réussi, par voie de conséquence, à limiter considérablement les investisse¬ments dans ce secteur d’activités. Mais il ne suffit pas à l’État de constater le méfait ; encore lui aurait-il fallu corriger. Et corriger pour la peine ! Car loin de s’arrêter, notre déchéance se poursuit.

Les faits sont des témoins tenaces qui relèvent de l’absolu. Dans les années qui vont suivre la formation du holding Abitibi-Price, les anciennes usines Price et l’industrie forestière sagamienne seront soumises aux seules lois du libéralisme économique et du marché international, et devront faire les frais de la vénalité des hommes. Ces usines, qui vivent sur du temps emprunté, deviendront alors, nous allons y revenir forcément dans notre troisième et dernière partie qui s’ouvre sur l’année 1975, les grands otages d’une véritable révo¬lution socio-économique ponctuée de nouvelles prises de contrôles, d’arrivées de nouveaux compétiteurs, de ventes et de fermetures qui vont résulter à des milliers de mises à pied qui rejoindront, ad vitam æternam, la masse de plus en plus imposante de désœuvrés, d’assistés sociaux et de laissés-pour-compte d’une société déréglée, déboussolée et dépouillée de tous ses biens au nom de principes qui ne sont pas les siens et de rouages qui lui échappent en totalité.


Russel Bouchard
Pour le Dr Akakia

samedi, mars 27, 2010

Ci-gît le peuple québécois, le plus heureux des peuples de la Terre !



« Pourquoi les francophones de souche devraient-ils s’inquiéter de ce modèle de la culture québécoise, comme francophonie nord-américaine circonscrite par la langue, livrée aux interactions entre ses composantes et ouvertes à toutes les expériences du continent ? Qu’ont-ils donc à y perdre, sinon une conception trop prudente, un peu figée même, de leurs appartenances et du destin de la culture francophone au Québec ? Faut-il vraiment s’inquiéter de ce que le glissement proposé, de Canadiens français à francophones québécois, étendent l’identité des premiers en l’insérant dans un ensemble culturel où ils demeurent largement majoritaires mais qui est défini avant tout par un critère strictement linguistique. » (Gérard Bouchard, « La nation québécoise au futur et au passé », publié en 1999 chez VLB, p. 169)

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Ça, c’est un extrait de la berceuse qu’on a servi aux Québécois de souche après la défaite référendaire et le fameux discours de Jacques Parizeau qui a fait que les grands penseurs du PQ ont pris le mord aux dents sans comprendre qu’ils s’empoisonnaient avec leur salive.

C’est cette formule magique qui a conduit à la charte d’Hérouxville, à la réforme du calendrier scolaire que vient de voter le gouvernement Charest pour le profit de six écoles juives de Montréal (et au détriment des autres), et au chaos des « accommodements raisonnables » dans laquelle le Québec est en train de sombrer la tête première les narines grandes ouvertes. C’est avec cette sorte de nicotine intellectuelle fumée et propagée par quelques élites du Québec (Le Devoir en tête) que nous en sommes arrivés, collectivement, à devoir accepter que des symboles intégristes comme le hidjab et le nikab s’inscrivent dans la normalité de notre société et prennent la place des symboles historiques de la majorité canadienne française qui, faut-il le préciser, n’a plus le droit de cité chez nous. Ici, grâce à des incantations de ce genre, les deux principaux peuples fondateurs du Québec et de l’Amérique du Nord, entendons les Canadiens français et les Métis franco-amérindiens, ont été interdits de mémoire et totalement écartés de l’espace publique qu’ils ont pourtant construit à force de bras et d’intelligence en seulement quatre siècles.

Un service rendu en attirant un autre, l’auteur de ce solipsisme délirant, qui proposait alors que les Canadiens français aillent « tous ensemble, jeter les souches au prochain feu de la Saint-Jean » (G.B., Montréal, 1999)*, a été nommé co-président de la commission Bouchard-Taylor pour paver la voie au chaos actuel. Et comme toujours, au beau pays du Québec où tout le monde il est beau tout le monde il est fin (sauf la majorité canadienne-française et métisse) ; et comme toujours dis-je bien, le bon peuple, à qui on jurait croix de fer croix de bois que cela était bon pour lui et qu’il fallait faire montre d’esprit d’ouverture envers les arrivants et les minorités visibles, a applaudi à deux mains sans s’inquiéter du fait que c’est à lui-même, à son histoire, à sa mémoire, à sa culture et à ses rêves qu’on s’en prenait.

Akakia


* Cette proposition ahurissante a été rédigée par l'auteur de « La nation québécoise au futur et au passé », et célébré dans « un colloque sur les relations judéo-québécoises organisé conjointement par l'Irep et la bibliothèque juive de Montréal », le 25 mars 1999.

mercredi, mars 10, 2010

Encore un à terre ! Dix à Zéro pour le Comité d'Urbanisme de Ville Saguenay...

La Bouquinerie Jacques-Cartier, l'avant-dernier jour de son existence, samedi le 6 mars 2010. Tout est en place pour la mise à mort. Photo Russel Bouchard.

Ce qui reste de la Bouquinerie Jacques-Cartier, le premier jour de son inexistence, le 10 mars 2010. Photo Russel Bouchard

Saguenay, la ville des parkings et des édifices en carton pâte, n’en manque pas une ! Cette semaine, 10 mars 2010, au palmarès des édifices historiques à démolir, il me faut prendre le temps de déplorer la perte de la « Filature du Saguenay », un autre morceau de notre patrimoine urbain éradiqué du panorama jusqu’à ses fondations, grâce à la totale inefficacité, en matière de préservation patrimoniale, de notre conseil de ville et de notre inénarrable Comité d’Urbanisme. S’il fallait faire disparaître, dans la même semaine, tous les édifices historiques soumis ad patres au pic du démolisseur depuis 1960, Chicoutimi ressemblerait à Dresde, après le bombardement de février 1945.

Bien sûr, les puristes du XVIIIe qui ont été blasés par le patrimoine de la vieille Europe, pourraient alléguer qu’un édifice construit en 1919 n’a rien pour stimuler l’émotion. Question de perspective dirions-nous. Quand on a vu, comme moi, partir une après l’autre, toutes les bâtisses qui portent un sens et qui nous ont vu grandir ; quand on voit partir, brique par brique, ce qui a construit notre imaginaire, il y a de quoi nourrir des regrets et se sentir franchement gênés face aux touristes qui ont fait le détour pour venir saluer les autochtones de la ville au nom mythique, CHICOUTIMI, lui aussi disparu du radar de l’histoire sous la houlette d’administrateurs ignares et inculturés.

La perte est d’autant plus grande, qu’une partie de cette ancienne usine abritait, depuis 1992, la Bouquinerie Jacques-Cartier, un joyau en la matière qui n’avait aucun pendant au Québec. Ce commerce consacré aux livres anciens, était une vraie mine d’or pour les bouquineurs. Il avait été monté de mains de maîtres par le couple Richard et Marlène Lamontagne, des amoureux des livres rares et anciens et du patrimoine en tous genres. Samedi et dimanche dernier, faute d’avoir eu l’appui de la ville, les propriétaires, le cœur brisé, ont dû déclarer forfaits après qu’une partie de la toiture se soit effondrée sous le poids de la neige, et procéder à une vente de liquidation à 1$ le livre, histoire de ne pas tout perdre dans les décombres.

Pour les amoureux de la petite histoire urbaine et pour que la mémoire puisse encore parler à ceux qui ont de l’âme, je prends le temps de préciser que la « Filature du Saguenay », sise au 362 rue Savard à Chicoutimi, a été fondée en 1919 par l’entrepreneur Pitre Riverin et l’ingénieur Édouard Lavoie. On y fabriquait des vêtements et des couvertures de laine pour le marché local et Montréalais. Comprenant une douzaine de métiers à tisser et une quarantaine d’employés, l’usine ferma ses portes en 1953, en raison de la concurrence. L’édifice fut ensuite vendu à l’entreprise « Les Déménagements Joron », qui l’occupa jusqu’en 1991, et passa finalement aux mains du couple Lamontagne qui y installa sa bouquinerie.

Avec la disparition de cet autre témoin de notre passé industriel, c’est un pan entier de l’histoire de Chicoutimi et de la région qui disparaît. Ne reste plus que la cathédrale, l’hôtel de ville, une église ou deux toutes de pierre sculptées, et quelques maisons septuagénaires pour ne pas perdre son chemin quand on traverse le cœur de la ville ! Ceux qui veulent prendre des photos, dépêchez-vous, au rythme où vont les choses il sera trop tard dans quinze ans…

Akakia


Les premiers clients de la vente de liquidation.