Les régions « voleuses de jobs »Le journal Le Devoir a vraiment décidé de nous impressionner cet été avec sa série sur le Québec qui s'éclate. L'invité vedette de cette semaine du 3 juillet, est nul autre que Robert Dutil, un affairiste Beauceron qui a sa manière bien à lui de comprendre l'effondrement du plat pays. Pour expliquer son point de vue, M. Dutil prend prétexte de l'histoire d'un ouvrier d'usine âgé de 45 ans, Charles, marié et père de deux adolescentes, fidèle à sa femme comme à la même entreprise beauceronne depuis 25 ans, et réduit au chômage après la fermeture de l'usine qui ne parvenait plus à faire face à la concurrence. Pour boucler les fins de mois, égaliser le salaire perdu et donner à sa femme le minimum nécessaire dans l'espoir qu'elle cesse de lui pomper l'air, Charles dut se résoudre à un double emploi où il dut donner, à ses nouveaux employeurs, davantage de travail pour un chèque de paie et un estime de soi passablement diminués.
Ulcéré de voir sa part de richesse ainsi érodée et s'étant fait rappeler que l'herbe était bien plus belle chez le voisin, Charles jeta donc le regard du côté des « régions appelées ressources ». Il comprit ainsi qu'il avait tout à gagner à plier armes et bagages sans plus tarder pour trouver fortune dans le nouvel Eldorado boréalien ! Car, cela est mal connu des Québécois de la grande ville pérorise Dutil,
« au Québec, il y a une sorte de régions appelées « ressources ». [Et] dans sa grande sagesse, le gouvernement a décidé de réduire le taux de chômage de ces régions considérées comme défavorisées en subventionnant largement les concurrents de l'entreprise où Charles gagnait modestement sa vie : 30% de l'augmentation de la masse salariale, pas d'impôts, pas de taxes sur le capital, pas de participation au Fonds de Santé ».Cette judicieuse enquête menée auprès de ses bons patrons fit finalement comprendre à Charles qu'il avait perdu son emploi simplement parce que l'État québécois subventionnait les entreprises concurrentielles dans les « régions ressources ». Et comme il n'y a pas d'effet sans cause, le pauvre homme fit les liens d'usage qui s'imposent. Il comprit qu'une telle
« injustice ! » créait une
« concurrence déloyale » aux entreprises des centres urbains gravitant autour de Montréal ; que
« ces régions chanceuses qui bénéficiaient de ces privilèges » sont en réalité des
« voleuses de jobs » qui nuisent aux usines tant beauceronnes que montréalaises ; qu'il est, comme tous ceux de son espèce en perdition, c'est-à-dire un...
« dommage collatéral » de ces politiques prônées par ces
« beaux esprits qui écrivent dans les journaux » et font pression sur le gouvernement ; et que c'est là l'inconcevable
« prix à payer pour occuper le territoire ». C'est écrit avec ces mots dans le texte du Jarret Noir !
Le principe dutilien de « La Juste inégalité », ou l'art de casser le Québec en deux
Pour bien poser le problème endémique d'un Québec fracturé en deux, rien ne pouvait être mieux dit ! La manière dutilienne de concevoir l'intervention de l'État dans les régions du plat pays et cette façon horriblement condescendante de parler des « régions ressources » du Québec comme des brebis galeuses et des « voleuses de jobs » gâtées par les largesses de l'État, expliquent assez bien le fond du problème. Dans l'esprit du Beauceron, il y a le Québec qui a le droit de vivre (le sien), et il y a celui qui n'a que le droit de mourir (les « régions ressources ») !
Ainsi donc, pour Robert Dutil, la suite de l'histoire est déjà toute tracée.
« Demain, si le gouvernement ne révise pas rapidement sa façon [d'aider les régions ressources] en évitant ces effets pervers, le nombre de ces Charles sera tel que le Québec sera irrémédiablement coupé en deux, sans espoir de réconciliation ». Voilà, encore une fois, qui devrait faire plaisir aux maîtres à penser du journal Le Devoir, aux Montréalais, à leur maire et à leurs banques qui estiment, dur comme fer, que les fameuses régions ressources du Québec en reçoivent trop pour ce qu'elles donnent (!) et qu'il faudrait tout simplement fermer celles qui minent la part revenant de droit à Montréal et ses régions contiguës comme la Beauce ; aussi bien dire le droit de cuissage qui ne va pas sans la part du lion, de la lionne, de ses lionceaux et de leurs commensaux.
Mais ce que ne dit pas M. Dutil cependant, c'est que son parcours parle pour lui et pour ses partenaires d'affaires. De fait, né à Saint-Georges de Beauce, le 16 avril 1950 avec une cuillère d'argent dans la bouche (son père était un industriel prospère de qui il a hérité du succès), notre analyste baby boomer a notamment occupé le fauteuil de maire de sa ville natale pendant six années consécutives (de 1979 à 1985), celui de préfet de la MRC Beauce-Sartigan (de 1982 à 1985) et de Directeur du CA de l'Union des Municipalités (il était donc titulaire d'une bonne dose de pouvoirs politiques quand furent planifiés et entamés, le 11 octobre 1985, les travaux de la Commission Parizeau sur les Municipalités*). Le succès étant toujours à l'heure donnée pour lui et ses proches, il a ensuite représenté le comté provincial de Beauce-Sud de 1985 à 1994 ; ce qui lui permit d'occuper le fauteuil rembourré de ministre Délégué aux Pêcheries sous Robert Bourassa (1985-1987), ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux (1987), ministre Délégué à la Famille, à la Santé et aux Services sociaux (1987), ministre des Communications (1988-1989), et de ministre des Approvisionnements et Services (1989-1994).
La liste de ses réussites d'affaires consécutives à son retrait de la vie politique étant très fournie, on me pardonnera ici de couper court à cette formidable ascension politique et de préciser que M. Dutil est aussi l'auteur de plusieurs livres qui lui ont mérité bien des prix et des médailles taturum, comme cela arrive parfois quand on a les habits cousus d'or et qu'on doit protéger les pouvoirs qui ont fourni le fil ! De fait, en 1995 notre enfant prodige, prospère et satisfait de lui-même a notamment publié, chez Québec-Amérique,
« La juste inégalité », un essai de près de 300 pages portant sur la liberté, l’égalité et la démocratie ; bouquin fort savant dans lequel il est dit, en gros :
« qu'on ne doit pas chercher à corriger toutes les formes d'inégalités mais uniquement celles qui sont le fruit de circonstances arbitraires ». Voyez le genre !
Un fils spirituel du rapport « HMR »Il faut dire que M. Dutil en avait une bonne idée, lui, du principe de « la juste inégalité » des chances (sic !!!), des pouvoirs arbitraires et de la mauvaise répartition de la richesse collective à la manière du rapport « HMR ». Ce dernier ouvrage, soit dit en passant, est le petit cathéchisme sur lequel repose, depuis 1970, le fameux « modèle québécois ». Ce chant funèbre que Robert Dutil aimerait bien voir se perpétuer jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de Québécois dans les fameuses régions ressources pour critiquer ce fait et qu'ils soient tous, enfin, regroupés dans le dortoir industrio-commercial unissant la Beauce à Montréal.
Pour ceux qui ne connaissent pas ce plan, le fameux rapport HMR (titré
« Les orientations du développement économique régional dans la province de Québec » **) est le concept philosophique et méthodologique sur lequel repose toute la stratégie du développement (lire sous-développement) du Québec depuis 1970. Il est la base des inégalités qui ont mené à la désintégration des régions ressources du Québec et il explique les origines de la fracture actuelle qui, d'ailleurs, n'a pas fini de s'agrandir. Ainsi, peut-on lire à la page 145 de ce sordide instrument de la mort lente d'une société qui disposait pourtant de tous les ressorts et avantages pour réussir brillamment ;
« Il n'y a rien de répréhensible à supprimer la pauvreté et le chômage dans une région peu développée en attirant la population dans une ville dynamique ; l'essentiel des progrès passés s'est effectué précisément ainsi. » Du tout cuit pour Robert Dutil.
Trente-sept ans plus tard. Oui ! trente-sept ans après le début de la commission du crime d'État consacré ad nauseam dans la loi dutilienne de
« l'inégalité des chances », voilà que quelqu'un fort bien branché, qui plus est l'un des maîtres associés par les ministères qu'il a occupés dans cette sordide politique nationale, ressort de son désert intellectuel pour nous resservir ce credo de malheur. Faut vraiment que ce peuple soit bête à en crever pour écouter sans dire mot une telle plaidoirie de la décadence humaine et pour redonner, encore et encore, toute la tribune à ce club d'intellectuels affairistes qui doivent une bonne part de leur succès à leurs accointances d'affaires et politiques, cette sorte de compérage qui se perpétue sans cesse dans le vide de l'État.
Ah oui, j'oubliais encore de dire avant de tirer le trait. Depuis plus de deux ans, M. Dutil —qui paie son électricité le même prix que ses concurrents des « régions ressources » et qui n'est pas pénalisé pour l'éloignement de la « ressource » ainsi que pour les frais qu'il Nous en coûte pour lui amener cette électricité jusqu'à ses usines, une électricité qui lui coûterait au moins quatre fois plus cher de l'autre côté de la frontière canado-américaine— fait partie d'une coalition qui réclame au nom de...
« l'équité »*** l'abolition de mesures fiscales accordées à ces régions dites ressources, sous prétexte qu'elles provoquent une concurrence déloyale entre les entreprises qui en bénéficient et celles qui en sont exclues dans les mêmes secteurs d'activités. On se rappellera pour la forme, que M. Dutil a écrit et publié, il y a douze ans, un livre de quelque 280 pages faisant l'éloge du principe de
« l'inégalité » des chances. Faut-le faire !...
Akakia
Notes* Jacques Parizeau et coll., « Rapport de la Commission sur les Municipalités », Union des Municipalités du Québec, Crémédia Inc., 1986.
** B. Higgins, F. Martin & A. Raynauld, « Les orientations du développement économique régional dans la province de Québec », Rapport soumis au ministère de l'Expansion économique régionale, Ottawa, 1970, 156 pages et appendices.
*** Robert Dutil, « Concurrence déloyale - Régions centrales - L'équité n'est pas négociable », communiqué de presse adressé de son bureau de Telbec, le 30 mai 2007.