
Photo, Sylvain Dufour. Courtoisie, Jeannot Lévesque.
Au Saguenay, il est beaucoup question ces temps-ci du dossier de la démolition prochaine de la maison Lévesque, un des plus beaux joyaux du patrimoine bâti de Chicoutimi. Réalisée vers 1917, à partir des plans de l'architecte Alfred Lamontagne, pour l'avocat Elzéar Lévesque (alors maire de la ville), cette maison est située au centre de la côte Bossé et de la rue Racine. Pour ceux qui ne connaissent pas, parlons de l'épicentre historique, commercial et institutionnel du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Petit château d'une élite locale en manque de sa grandeur, cet édifice bien profilé a, par la suite, appartenu à Odilon Crevier, le fondateur d'Autobus Saguenay, précurseur du transport en commun, un esprit visionnaire qui ouvrit la première ligne de transport voyageurs entre le Saguenay, Québec et Montréal.
Malgré tous les efforts qui ont été faits depuis les années 1980 pour sensibiliser les décideurs et leurs suites à l'importance primordiale de préserver les liens de mémoire de notre ville et de notre région, rien n'y fait ! Les élus, les développeurs et ceux qui les suivent à la trace pour récolter les miettes tombées de leur table, restent toujours sourds à ce vibrant appel. Administrant les biens de la cité comme il est usage d'administrer un garage municipal ou un centre d'achat, la liste de ce derby de démolitions n'a donc de cesse de s'allonger sans égard à l'âme du passé.
Depuis la fin des années soixante-dix, un saccage patrimonial amenant l'autre, toutes les raisons sont bonnes pour justifier la curée. Qui veut noyer son chien, dit l'adage, l'accuse de la rage. À Saguenay, ce hoquet sert bien le discours des élus réunis à la table du conseil municipal ! Après la démolition en pleine nuit de la magnifique maison du Dr Angers (1978), après le saccage de la croix de Sainte-Anne (1986) et celui de la gare de Chicoutimi (incorporée au bricolage d'un mini centre commercial indigne de ce que les promoteurs appellent un... « sauvetage patrimonial ») ; s'ajoutèrent donc la démolition de la maison J.-A. Truchon (1989) suivie de celle du théâtre Capitol (1991), le déménagement de la maison du peinte Arthur Villeneuve, la démolition de la Bonne-Ménagère et une salve de feux déstructeurs avec lesquels il faut compter tout le quartier du Bassin emporté par l'affouillement du lac Kénogami, lors du déluge de juillet 1996.
Et ce ne sont là que les exemples les plus frappants pour marquer tout le saccage du patrimoine bâti de Chicoutimi. Sitôt libéré de son encombrant témoin historique, le site de la maison Lévesque sera ainsi donc et d'ici peu récupéré pour faire place à un édifice de 21 étages, une sorte de phallus architectural surdimensionné, qui saluera les touristes découvrant la ville par le fjord. Pour dire plus juste, ce sera un mouroir de luxe, fabriqué de gyproc et de carton pâte, destiné aux baby boomers choyés de la Révolution tranquille et de la fonction publique québécoise, ceux-là même qui, sur la foi de leur propre mémoire historique et de la gaine populacière d'où ils se sont extirpés en pilant sur le cadavre de leurs propres idéaux, devaient faire un pays pour libérer le Québec des tares de la pauvreté sociale, de l'exclusion, de l'ignorance et de l'oubli.
C'est là, en ce qui me concerne, le signe d'une inculture crasse qui fait foi de l'effondrement de la mémoire de tout un peuple de bâtisseurs. C'est là, il me faut dire encore et même plus, l'indice percutant de la perte de la fierté identitaire d'une société déphasée et en mal de sa modernité ; une société qui court dans le sens contraire de sa route, dénuée de toute vision de ce que devrait être ce milieu de vie exceptionnel quand cette génération moribonde et parvenue se sera fait arracher le flambeau de notre avenir qu'elle aura laissé traîner dans les gravats de son égoïsme...
Russel-A. Bouchard