L'attaque du World Trade Center – Voilà ce que j'écrivais sur l'événement, dans les heures qui ont suivi...
La dernière Croisade
21 septembre 2001
Russel Bouchard
Jeudi soir dernier, 20 septembre [2001], le
président Bush a convié son peuple —et la planète toute entière— à emboîter le
pas à sa puissante caravelle pour la dernière Croisade. Une guerre sainte !
Encore une ! La neuvième depuis le XIe siècle. La vertu et la croix imprimées
au bout des canons. Nous voilà bien pris. «Vous
êtes avec nous, [ou] vous êtes avec les terroristes», a-t-il proclamé urbi et orbi en début de discours ; un
cri de ralliement ultime qui a un désagréable relent de jugement dernier.
Aucune fuite possible. C’est l’un, ou c’est l’autre. Avec la phalange céleste
ou avec celle de l’ombre. Que chacun choisisse son camp avant que l’archange
Gabriel sonne la charge. «In God we
trust» !
Je trouve particulièrement confondant de
me faire acculer au pied du mur au son des trompettes de Jéricho et de me faire
servir une telle menace par le gardien de la liberté incarnée, pour servir les
impératifs d’une troisième guerre mondiale déclarée contre un ennemi invisible
et encore mal ciblé, sous le prétexte de sauver la démocratie et d’enrayer la
terreur subie par une autre terreur, encore plus meurtrière celle-là. En un
moment si crucial, si chargé d’émotions, je trouve tout à fait contradictoire
qu’on tente ainsi de faire pression sur mon jugement, qu’on tente de m’empêcher
d’être un individu nuancé, capable de réfléchir par moi-même malgré les menaces
proférées de part et d’autre, d’être un citoyen du monde assuré de la pleine
jouissance de ses libertés fondamentales, autorisé de dissidence et d’humanité.
Une démocratie qui requiert l’unanimité avec autant de force pour agir,
est-elle encore seulement une démocratie ?
Misère de l’Amérique, misère des riches.
Je n’oublie pas !
Du reste, je ne suis pas un spécialiste
de la chose militaire particulièrement complexe qui nous confronte. Tout est si
démesuré, il y a tant d’émotion dans l’air et la propagande si habile. Même que
j’ai du mal à en saisir l’abécédaire le plus élémentaire. D’ailleurs, cette
affaire est si ténébreuse, si démesurée, qu’on ne saura probablement jamais ce
qui s’est réellement passé. Un éclair de mort et d’horreur s’est abattu sur
notre monde à 8 heures 48 du
matin, mardi le 11 septembre dernier... et puis le temps a basculé. L’affaire
ne peut en rester là, bien sûr ! Mais j’ai cru comprendre de ce coup de clairon
particulièrement soigné, de cet appel engageant où le nom du Canada a
d’ailleurs été totalement omis dans la liste des remerciements (ce qui m’a
profondément heurté car j’y ai vu le mépris du maître), que c’est l’Amérique
triomphante qui part en guerre au nom de Dieu, et qu’elle n’entend pas passer
les commandes aux institutions internationales pourtant créées pour ce faire ;
une O.N.U. et un Conseil de Sécurité des Nations Unis étrangement serviles et
muets soit dit en passant, des institutions internationales appelées, de fait,
à jouer un rôle de simple caution morale à l’assaut final de cette guerre
hégémonique, des institutions suprêmes qui, espérons-le, auront à rendre des
comptes un jour ou l’autre.
Tout compte fait, c’était le discours
d’un preacher du Texas, le discours
de l’homme le plus puissant de la planète, le discours astiqué d’un homme qui
se croit, sans l’ombre d’un doute, investi d’une mission divine et qui,
manifestement, n’entend pas remettre en question la moralité du capitalisme
américain, les injustices criantes dont il ne cesse d’être coupable et le
monstre du terrorisme international qu’il a engendré que dis-je, d’un
terrorisme d’État qu’il a lui-même incarné et qu’il incarne encore lorsqu’il
s’agit de défendre ses intérêts qui se confondent avec ceux d’Israël ; un monde
de terreur, entendons-nous bien, que je répudie tout autant. Et parce que le
passé est garant de l’avenir, parce que je sais ce que signifie la politique de
la Terreur, parce que je n’entends pas tomber de Charybde à Scylla, je
n’embarque pas ! Du moins pas pour le moment. Et surtout pas sous la menace. Je
m’impose un temps de réflexion. Car je suis conscient qu’une fois la vengeance
assouvie, une fois justice rendue, le vainqueur aura décuplé sa puissance, et
sa botte sera encore plus lourde à supporter. God bless america !
Dans un moment fort de son discours, M.
Bush a qualifié d’«hostiles» les États et les régimes qui allaient refuser
d’emboîter le pas à l’armada américaine. «Hostile»
! C’est justement le qualificatif qu’avait attribué, aux poches de résistance
indiennes, le président Ulysses Grant avant de sonner la charge de cavalerie
pour la dernière campagne de destruction massive entreprise dans les
territoires indiens de l’Ouest américain, en 1874. Et nous savons la
suite : l’Ouest américain séculaire mis à feu et à sang au nom de
l’Amérique nouvelle, des milliers de femmes et d’enfants tués à bout portant,
des milliers d’hommes dépouillés de leur dignité avant d’être abattus, Littler
Bighorn (Little Bighorn, Mr Powell !), Wounded Knee, les derniers bisons,
l’assimilation d’une culture millénaire à une culture nouvelle, la fin d’une
splendide civilisation, et le reste et le reste qui nous a conduit jusqu’à
aujourd’hui.
Au-delà de la souffrance qui afflige
présentement le peuple américain et à laquelle je compatis de tout mon coeur,
je tiens à prendre mes distances avec cette opération de «Justice infinie» (sic) qui tend de plus en plus vers un autre
massacre assisté. Je n’aime pas les combats qui prennent l’allure de croisades.
Certes, justice doit être faite pour les atrocités commises, pour les morts
d’hommes, de femmes et d’enfants innocents, et un frein définitif doit être
imposé à la menace du chaos. À n’en pas douter, il faut enrayer avec célérité
la loi de la Terreur que d’aucuns s’appliquent à magnifier au nom d’Allah. Pour
le principe et pour la nécessité de l’action, j’en suis. Mais encore faut-il
savoir qui est l’ennemi ? Qui est terroriste et qui ne l’est pas ? Qui doit
décider de l’établissement de la liste des gens, des groupes et des pays ciblés
? Quel tribunal, américain ou international, devra juger les criminels capturés
vivants ? Est-ce la guerre des États-Unis ou celle du monde libre ?
«Dead
or alive» ?! La formulation de la mécanique de la
fatwa lancée par M. Bush quelques jours après l’attentat, est on ne peut plus
grotesque ! Pas question pour moi de donner mon appui moral à une campagne de
lynchage à la Roy Bean.[1]
J’aurais apprécié qu’on se donne le temps
de débattre, de soupeser, d’imaginer une issue aux innocents qui devront périr
pour les fautes des autres, pour laver l’effroi et l’humiliation, pour être
contraints de vivre dans des enfers fabriqués de longue date pour le profit et
avec le support de l’Occident bienheureux. Et s’il faut y aller pour
neutraliser une fois pour toutes cet ennemi tapi dans l’ombre —après qu’on se
soit entendu sur la manière d’éliminer les conditions qui leur ont donné leur
pouvoir—, alors suivons les règles internationales que nous nous sommes données
pour ce faire, et serrons les rangs avec le reste de la planète... mais
derrière les institutions entretenues à cet effet depuis un demi-siècle pour
nous parer du pire —et non derrière ceux qui se sont donné comme projet de
devenir les maîtres du monde. De fait, si c’est la guerre des États-Unis
d’Amérique, alors qu’ils la fassent et qu’on lui souhaite la victoire, et si
c’est la guerre de monde libre comme il l’a maintes fois répété dans son
allocution, alors qu’il procède comme si s’était selon. C’est peu branché sur
le discours politiquement correct, c’est imprudent d’oser l’écrire par les
temps qui courent, mais c’est ma vision des choses telles qu’elles se
présentent aujourd’hui...
Russel
Bouchard
Historien
21
septembre 2001
[1] Roy Bean, juge réputé de l’époque
héroïque du Texas, qui s’est distingué par sa manière expéditive d’administrer
la justice. Parole célèbre qu’il avait prononcée au terme d’un jugement
arbitraire pour l’assassinat d’un manoeuvre chinois par un cheminot
irlandais : “Il n’y a aucun
empêchement majeur de tuer un Chinois. Plainte déboutée.” Clac !
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