mardi, février 14, 2006

La dernière Croisade

Note de l'auteur : le texte date un peu (première version, 13 septembre, version finale 22 septembre 2001, celle-ci), mais je crois qu'il convient dans la foulée du débat sur les caricatures de Mahomet. Je le publie pour combler le voeu exprimer par une personne de ce forum. Lorsque je l'ai rédigé, c'était ma façon à moi de ne pas accepter la peur imposée —américaine cette fois-là— et pour prendre mes distances avec mes représentants politiques que je trouvais d'une inacceptable lâcheté. Je ne suis pas sans peur et sans reproche, loin de là, mais je suis d'avis qu'il faut surmonter cette émotion qui n'est pas bonne conseillère quand la raison est impliquée. C'est tout. Un dernier mot : rien n'a été changé, ni les mots ni les titres. À vous de faire la part des choses...

« In God we tru$t ! »
Jeudi soir dernier, 20 septembre, le président Bush a convié son peuple —et la planète toute entière— à emboîter le pas à sa puissante caravelle pour la dernière Croisade. Une guerre sainte ! Encore une ! La neuvième depuis le XIe siècle. La vertu et la croix imprimées au bout des canons. Nous voilà bien pris. «Vous êtes avec nous, [ou] vous êtes avec les terroristes», a-t-il proclamé urbi et orbi en début de discours; un cri de ralliement ultime qui a un désagréable relent de jugement dernier. Aucune fuite possible. C’est l’un, ou c’est l’autre : avec la phalange de l’armée céleste ou avec celle de l’ombre. Que chacun choisisse son camp avant que l’archange Michel sonne la charge.

Bien qu’on nous assure que « Dieu est avec nous ! », je trouve particulièrement confondant de me faire acculer au pied du mur au son des trompettes de Jéricho et de me faire servir une telle menace par le gardien de la liberté incarnée, pour servir les impératifs d’une troisième guerre mondiale déclarée contre un ennemi invisible et encore mal ciblé, sous le prétexte de sauver la démocratie et d’enrayer la terreur subie par une autre terreur, encore plus meurtrière celle-là. En un moment si crucial, si chargé d’émotions, je trouve tout à fait contradictoire qu’on tente ainsi de faire pression sur mon jugement, qu’on tente de m’empêcher d’être un individu nuancé, capable de réfléchir par moi-même malgré les menaces proférées de part et d’autre, d’être un citoyen du monde assuré de la pleine jouissance de ses libertés fondamentales, autorisé de dissidence et d’humanité. Une démocratie qui requiert l’unanimité avec autant de force pour agir, est-elle encore seulement une démocratie ?

Misère de l’Amérique, misère des riches. Je n’oublie pas !
Du reste, je ne suis pas un spécialiste de la problématique géostratégique particulièrement complexe qui nous confronte. Tout est si démesuré, il y a tant d’émotion dans l’air et la propagande si habile. Même que j’ai du mal à en saisir l’abécédaire le plus élémentaire. D’ailleurs, cette affaire est si ténébreuse, si démesurée, qu’on ne sera probablement jamais certain de ce qui s’est réellement passé. Un éclair de mort et d’horreur s’est abattu sur notre monde à 8 heures 56 du matin, mardi le 11 septembre dernier... et puis le temps a basculé. L’affaire ne peut en rester là, bien sûr ! Mais j’ai cru comprendre de ce coup de clairon particulièrement soigné, de cet appel engageant où le nom du Canada a d’ailleurs été totalement omis dans la liste des remerciements (ce qui m’a profondément heurté car j’y ai vu le mépris du maître), que c’est l’Amérique triomphante qui part en guerre au nom de Dieu, et qu’elle n’entend pas passer les commandes aux institutions internationales pourtant créées pour ce faire ; une O.N.U. et un Conseil de Sécurité des Nations Unis étrangement serviles et muets soit dit en passant, des institutions internationales appelées, de fait, à jouer un rôle de simple caution morale à l’assaut final de cette guerre hégémonique, des institutions suprêmes qui, espérons-le, auront à rendre des comptes un jour ou l’autre.

« God bless America ! »
Tout compte fait, c’était le discours d’un preacher du Texas, le discours de l’homme le plus puissant de la planète, le discours astiqué et à peine contenu d’un homme qui se croit, sans l’ombre d’un doute, investi d’une mission divine et qui, manifestement, n’entend pas remettre en question la moralité du capitalisme américain, les injustices criantes dont il ne cesse d’être coupable et le monstre du terrorisme international qu’il a engendré que dis-je, d’un terrorisme d’État qu’il a lui-même incarné et qu’il incarne encore lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts qui se confondent avec ceux d’Israël ; un monde de terreur, entendons-nous bien, que je répudie tout autant. Et parce que le passé est garant de l’avenir, parce que je sais ce que signifie la politique de la Terreur, parce que je n’entends pas tomber de Charybde à Scylla, je n’embarque pas ! Du moins pas pour le moment. Et surtout pas sous la menace. Je m’impose un temps de réflexion. Car je suis conscient qu’une fois la vengeance assouvie, une fois sa justice rendue (!), le vainqueur aura décuplé sa puissance, et sa botte sera encore plus lourde à supporter.

Dans un moment fort de son discours, M. Bush a qualifié d’«hostiles» les États et les régimes qui allaient refuser d’emboîter le pas à l’armada américaine. «Hostile» ! C’est justement le qualificatif qu’avait attribué, aux poches de résistance indiennes, le président Ulysses Grant avant de sonner la charge de cavalerie pour la dernière campagne de destruction massive entreprise dans les territoires indiens de l’Ouest américain, en 1874. Et nous savons la suite : l’Ouest américain séculaire mis à feu et à sang au nom de l’Amérique nouvelle, des milliers de femmes et d’enfants tués à bout portant, des milliers d’hommes dépouillés de leur dignité avant d’être abattus, Little Bighorn (Little Bighorn, Mr Powell !), Wounded Knee, les derniers bisons, l’assimilation d’une culture millénaire à une culture nouvelle, la fin d’une splendide civilisation, et le reste et le reste qui nous ont conduits jusqu’à aujourd’hui. Oui ! que « Dieu bénisse l’Amérique ! », car de toute son histoire elle n’en aura jamais eu un si pressant besoin...

« Infinite justice ! »
Au-delà de la souffrance qui afflige présentement le peuple américain et à laquelle je compatis de tout mon coeur, je tiens à prendre mes distances avec cette opération de « Justice infinie ! » qui tend de plus en plus vers un autre massacre assisté. Je n’aime pas les combats qui prennent l’allure de croisades. Certes, justice doit être faite pour les atrocités commises, pour les morts d’hommes, de femmes et d’enfants innocents, et un frein définitif doit être imposé à la menace du chaos. À n’en pas douter, il faut enrayer avec célérité la loi de la Terreur que d’aucuns s’appliquent à magnifier au nom d’Allah. Pour le principe et pour la nécessité de l’action, j’en suis. Mais encore faut-il savoir qui est l’ennemi? (Et à ce titre, souvenons-nous seulement des conclusions hâtives qui ont suivi l’attentat d’Oklahoma City, en 1995, alors que les autorités fédérales américaines avaient erronément privilégié la « piste musulmane » (sic).) Au reste, qui est terroriste et qui ne l’est pas ? Qui doit décider de l’établissement de la liste des gens, des groupes et des pays ciblés ? Quel tribunal, américain ou international, devra juger les criminels capturés vivants ? Est-ce la guerre des États-Unis ou celle du monde libre ?

« Mort ou vif », la formulation à faire frémir de l’avis de recherche et les 25$ millions de dollars placés sur la tête du principal suspect de l’horrible affaire du World Trade Center, par le président Bush quelques jours après l’attentat, est on ne peut plus grotesque ! C’est justement l’envers d’une « Justice infinie ! ». Parce que la Justice et les règles de Droit qui la sous-tendent sont tout ce qui est sensé nous protéger des exactions, des erreurs de jugement et des abus du plus fort, il est conséquemment hors de question que je donne mon appui moral à une campagne de lynchage à la Roy Bean.* « Si la fermeté est nécessaire dans les temps difficiles, nous rappelle avec beaucoup d’à-propos Louis XIV, l’homme le plus puissant de la planète en son temps, elle ne convient qu’autant qu’elle appuie la justice et la raison. » De fait, outrepasser ce principe de base sensé régir les rapports entre les uns et les autres, entre les individus et l’État, nous rabaissera immanquablement à la moralité de ceux qui ont commis les atrocités du 11 septembre 2001. Et c’est, je le redoute, nous amener devant le portique de l’enfer!

Si c’est cette philosophie politique qui domine désormais les événements, il y a rupture avec la règle absolue qui doit régir la justice des hommes, et les terroristes ont gagné sur le vrai fond de la guerre qu’ils nous livrent ; ils nous ont rabaissés à leur bas niveau, ils ont fait s’installer la loi du chaos et de la Terreur, le parapluie de la démocratie ne protège plus personne. Nous avons lieu d’être inquiet !...

Cela dit, ne serait-ce que pour m’assurer que ce risque soit écarté, j’aurais apprécié qu’on se donne le temps de débattre, de soupeser, d’imaginer une issue aux innocents qui devront périr pour les fautes des autres, pour laver l’effroi et l’humiliation, pour être contraints de vivre dans des enfers fabriqués de longue date pour le profit et avec le support de l’Occident bienheureux. Et s’il faut y aller pour neutraliser une fois pour toutes cet ennemi tapi dans l’ombre —après qu’on se soit entendu sur la manière d’éliminer les conditions qui leur ont donné leur pouvoir—, alors suivons les règles internationales que nous nous sommes données pour ce faire, et serrons les rangs avec le reste de la planète... mais derrière les institutions entretenues à cet effet depuis un demi-siècle pour nous parer du pire —et non derrière ceux qui se sont donné comme projet de devenir les maîtres du monde. De fait, si c’est la guerre des États-Unis d’Amérique, alors qu’ils la fassent et souhaitons-nous bonne chance, c’est le sauve-qui-peut ; et si c’est la guerre du monde libre comme il l’a maintes fois répété dans son allocution, alors qu’il procède comme si s’était selon. C’est peu branché sur le discours politiquement correct, c’est imprudent d’oser l’écrire par les temps qui courent, mais c’est ma vision des choses telles qu’elles se présentent aujourd’hui...

Russel Bouchard
Historien
22 septembre 2001

*Roy Bean, juge réputé de l’époque héroïque du Texas, qui s’est distingué par sa manière expéditive d’administrer la justice. Parole célèbre qu’il avait prononcée au terme d’un jugement arbitraire pour l’assassinat d’un manoeuvre chinois par un cheminot irlandais : « Il n’y a aucun empêchement majeur de tuer un Chinois. Plainte déboutée. » Clac !

2 Comments:

Anonymous Anonyme
dit :

"Cela dit, ne serait-ce que pour m’assurer que ce risque soit écarté, j’aurais apprécié qu’on se donne le temps de débattre, de soupeser, d’imaginer une issue aux innocents qui devront périr pour les fautes des autres, pour laver l’effroi et l’humiliation, pour être contraints de vivre dans des enfers fabriqués de longue date pour le profit et avec le support de l’Occident bienheureux" (R. Bouchard)

Je vois que vous avez le courage d'assumer votre lucidité, ce qui est parfois lourd à porter.

Parlant "d'enfers fabriqués" vous ne serez certainement pas surpris d'apprendre que Donald Rumsfled détiendrait les droits sur le “Tamiflu” via la société Gilead qu’il dirige.

Cette information pour le moins déconcertante est pourtant bien réel. Le très critiqué Donald Rumsfeld est bien un dirigeant de la société Gilead, qui a inventé le Tamiflu et qui a offert un contrat de fabrication aux laboratoires Roche, contrat que Gilead a souhaité résilier pour permettre une production plus "massive" face à une éventuelle crise mondiale de grippe aviaire.

source de l'info:
http://www.globalresearch.ca

Marie-Jo

11:28 a.m.  
Anonymous Anonyme
dit :

Conclusion, si les Américains ont su inventer le soi-disant péril des armes de destruction massive pour envahir l'Irak, on ne peut écarter l'idée qu'ils aient créé, eux-mêmes, le virus de la grippe aviaire pour pouvoir s'en mettre plein les poches et décimer des peuples entiers. C'est également terrifiant comme idée, mais avec ces gens le pire des mondes est à imaginer.

D'autre part, et concernant le prix de la lucidé, je ne suis plus à l'heure des peurs entretenues. J'écarte cela de ma vue dès qu'elle se présente devant ma fenêtre, ce qui explique du reste l'ouverture de mon blog. J'accepte d'en payer le prix s'il doit en avoir un. La peur est un réflexe salutaire quand elle est stimulée par la pulsion d'un danger imminent, mais elle n'est pas un bon sentiment quand il s'agit d'éviter un danger qui n'est pas encore arrivé et dont on nous annonce à cor et à cris la venue possible. Dans ce dernier cas, nous sommes habituellement dans le merveilleux monde de la politique et des illusions que quelques-uns s'appliquent à créer pour soumettre les idées et les gens...

11:46 a.m.  

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