Avec le décès de Marcel Trudel, c’est un peu l’esprit du XVIIIe siècle qui s’éteint…
« Ni cardinal, ni premier ministre », mais magnifiquement humain
Comme tout le monde au Québec, j’ai été profondément attristé d’apprendre le décès de l’historien Marcel Trudel, survenu le 11 janvier dernier. Né près de Trois-Rivières le 29 mai 1917, dans les jours chauds de la Grande Guerre, il était entré dans sa 93ième année. Le Québec perd une de ses plumes les plus riches, mais l’Histoire de notre portion d’humanité gagne une pensée qui ne saura mourir. Avec lui, c'est un peu l'esprit du XVIIIe qui s'éteint...
Monsieur Trudel était un ami. Je lui avais parlé justement au téléphone quelques jours avant Noël. Je le remerciais alors de m'avoir si gentiment fait parvenir sa dernière commission littéraire (« Mythes et réalités dans l'histoire du Québec», tome 5), fraîchement dédicacée de sa main tremblante, lui qui avait pratiquement perdu la vue. Ce petit bouquin sans artifices ni fioritures, est une tombée de rideau qui ne dépare en rien l’éloquence de l’œuvre de son auteur à qui le temps était compté. Comme chercheur d'histoire, écrivain et professeur, il aura été un modèle de ténacité, d’intelligence bien contenue et de gentillesse exquise. Dans nos échanges verbaux et épistoliers qui se sont étirés sur ce dernier quart de siècle, l’âme du professeur n’était jamais loin derrière celle de l’historien. Il était d’une disponibilité rare et d’une générosité princière. Il m'a fait le double honneur de préfacer mon « Saguenay des Fourrures » (en 1989), et d'écrire la dédicace qui ennoblit la couverture de mes « Fragments de mémoire » (2009).
« Je n'ai été ni cardinal, ni premier ministre, ni député, pas même échevin, écrit-il d'entrée de jeu dans ses fabuleux Mémoires ; j'ai passé ma carrière dans l'enseignement et la recherche, loin de la rue principale . C'est l'art de tout dire en une seule phrase, un angle mal connu de sa personnalité littéraire. Sa propre conception de l’histoire, ajoutée au défi d'excellence qu’il n’a eu de cesse de lancer à ses étudiants, le démarque également de ses pairs du Québec. Elle fait à elle seule l’éloge de la liberté de pensée qu’il a professée toute sa vie durant :
« Un historien doit étendre le plus possible le champ de sa culture. […] Pour l’histoire, tout est nourriture, y compris les œuvres de littérature et d’art, toutes nécessaires pour faire comprendre une époque. D’ailleurs une des qualités premières de l’historien est la sensibilité, sans laquelle on ne demeure qu’un manipulateur de statistiques et de graphiques. […] Et il faut savoir exprimer cette sensibilité par l’écriture, d’une façon vivante, en toute clarté. Je répétais à mes étudiants : lisez, lisez, et pas seulement de l’histoire, prenez Voltaire, Anatole France ou tout écrivain qui donne du diable à votre plume. » (Mémoires d’un autre siècle, 1987, p. 199)
Un précurseur de la Révolution tranquille au Québec
Cette pensée rejoignait la mienne qui clamait déjà que le bon maître d’école est d’abord celui qui apprend à son élève à se libérer de l’esprit du maître. C'est en lisant ses « Mémoires d'un autre siècle » que j'ai du reste décidé d'écrire mes « Mémoires d'un Tireur de Roches », une manière pour moi de prendre quelques photos de la société dans laquelle j’ai évolué. J'appréciais son élégance d'écriture et sa façon de raconter le passé derrière lequel il n’était jamais loin. Voltaire n'est arrivé dans ma vie que dans l'entrefaite. C'est du reste Marcel Trudel qui me l'a présenté sous un autre jour que celui révélé par Groulx et consorts. Sachant que j'aimais la liberté d’esprit de ce petit Diable maigrichon et appréciant ma combativité, Trudel m'avait offert les deux tomes de son écrit de jeunesse consacré à « L'influence de Voltaire au Canada ». Ce fut une découverte !
Rebelle à sa façon, il a publié ce travail en 1945, alors que le Québec s'écrasait encore sous les diktats politico-religieux de l’époque. L’affaire mérite d’être soulignée dans cet éloge. C’était trois ans avant la sortie du fameux « Manifeste du Refus global » qui est présenté aujourd’hui comme l’amorce de la Révolution tranquille au Québec. Quand on en a causé au téléphone, il s’était presque excusé d’y avoir été plutôt à pas feutrés, sans écorcher le haut clergé qui avait alors totale mainmise sur l’Université Laval, un haut clergé inquisiteur qui n’attendait de lui qu’un faux pas pour l’écraser.
Déjà à cette heure, Trudel était en avant de son temps ; à cet égard, il faut prendre le temps de rappeler que tous les livres de Voltaire, comme ceux des Encyclopédistes du reste, étaient encore confinés dans la section livresque dite de… « L’Enfer » qui étaient des tablettes placées sous scellées au sein des institutions d’enseignement. Tous les séminaires du Québec disposaient ainsi d’un « Enfer », un lieu formellement interdit, que ne se privait pas de fréquenter, évidemment pour si peu, l’élite cléricale !…
Une vision décapante de la Conquête anglaise
À son avis, la Conquête anglaise, bien que troublante et déplorable pour le peuple conquis, n’avait pas produit que des désagréments ; la décapitation de la bourgeoisie canadienne-française, écrivit-il, n’était pas due, comme il était enseigné, à l’arrivée des nouveaux maîtres mais bien à l’effondrement du commerce des fourrures. Plusieurs de ses pairs —identifiés aux prêtres de l'École de Montréal— n’ont évidemment pas aimé et leurs zélotes ont monté cette histoire en épingle bien que les faits lui donnaient cruellement raison.
On comprendra pourquoi Trudel —qu'on accusait bien à tort être le maître de l'École de Québec (sic)— n’était pas tout à fait à l’aise dans le corset idéologique des universités du Québec qui ont toujours eu tendance à soumettre les idées plutôt qu’à les libérer. Cette tendance corporatiste contre laquelle il a su se démarquer, caractérise l’ensemble de son œuvre. Pour s'en convaincre, il suffit de lire le copieux texte qu'il a consacré aux... « avantages » de la Conquête de 1760 dans le premier tome des « Mythes et réalités de l'Histoire du Québec » (2001, pp. 209-234). Les esprits mièvres et confus s'abstenir !
Marcel Trudel était un libre penseur et, à ce titre, il nourrit aujourd’hui l’historiographie québécoise de l’originalité, de la force et de la sincérité de sa pensée. Depuis fort longtemps, il n'avait plus rien à prouver. Il s'amusait à écrire simplement sur ce qu'il avait durement appris et il a gratté du papier avec sa plume jusqu'à sa mort. Il s'est exprimé sur l'Histoire de la plus belle manière qui soit et avec le plus bel esprit du monde. Son oeuvre est impérissable. Il était unique et, à ce titre, il ne sera pas remplacé. Grâce à lui Champlain et la Nouvelle-France qui reste une œuvre inachevée, ont un mémorial pour l'éternité.
Akakia
1 Comments:
dit :
Bonjour Russel,
je vous présente mes sympaties pour la perte de votre ami qu'était monsieur Trudel. Vous me donner le goût de lire ses ''mémoires d'un autre siècle'' qui doivent être passionnantes pour tout amoureux(se)d'Histoire, la vraie, vécue et racontée avec sensibilité autant qu'érudition. Vous avez donc eu un excellent mentor et c'est pourquoi vos propres ouvrages sont si intéressants et vivants.
J'ai justement terminé, avant les fêtes, vos ''Mémoires d'un tireur de roches'' suivi de vos ''Fragments de mémoire''. J'ai beaucoup apprécié découvrir vos ancêtres, vos anecdotes, vos combats et la sensibilité à fleur de peau qui se dégage de ces récits. Natifs de Chicoutimi-Nord, mon conjoint et moi avons vraiment apprécié vos écrits, retrouvant nous aussi des lieux communs et des personnages colorés évoqués souvent par ma mère, décédée l'année dernière.
C'est bien vrai que nous sommes tous parents lorsque l'on fouille un peu dans ce dédale de personnages, les pionniers du Saguenay.
Bonne année 2011 à vous et à votre famille; je vous souhaite du bonheur et longue vie, comme Marcel Trudel.
Anne Vaillancourt
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